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– Cesse donc, Rakitine! dit Aliocha, l’âme douloureuse.

– Tu me «méprises» à présent à cause des vingt-cinq roubles que j’ai reçus? J’ai vendu un véritable ami. Mais tu n’es pas le Christ, et je ne suis pas Judas.

– Rakitine, je t’assure que je n’y pensais plus; c’est toi qui me le rappelles.»

Mais Rakitine était exaspéré.

«Que le diable vous emporte tous! s’écria-t-il soudain. Pourquoi, diable, me suis-je lié avec toi? Dorénavant, je ne veux plus te connaître. Va-t’en seul, voilà ton chemin.»

Il tourna dans une ruelle, abandonnant Aliocha dans les ténèbres. Aliocha sortit de la ville et regagna le monastère par les champs.

IV. Les noces de Cana

Il était déjà très tard pour le monastère, lorsque Aliocha arriva à l’ermitage; le frère portier l’introduisit par une entrée particulière. Neuf heures avaient sonné, l’heure du repos après une journée aussi agitée. Aliocha ouvrit timidement la porte et pénétra dans la cellule du starets, où se trouvait maintenant son cercueil. Il n’y avait personne, sauf le Père Païsius, lisant l’Évangile devant le mort, et le jeune novice Porphyre, épuisé par l’entretien de la dernière nuit et les émotions de la journée; il dormait du profond sommeil de la jeunesse, couché par terre dans la pièce voisine. Le Père Païsius, qui avait entendu Aliocha entrer, ne tourna même pas la tête. Aliocha s’agenouilla dans un coin et se mit à prier. Son âme débordait, mais ses sensations demeuraient confuses, l’une chassant l’autre dans une sorte de mouvement giratoire uniforme. Chose étrange, il éprouvait un sentiment de bien-être et ne s’en étonnait pas. Il contemplait de nouveau ce mort qui lui était si cher, mais la pitié éplorée et douloureuse du matin avait disparu. En entrant, il était tombé à genoux devant le cercueil comme devant un sanctuaire; pourtant la joie rayonnait dans son âme. Un air frais entrait par la fenêtre ouverte.» Il faut donc que l’odeur ait augmenté pour qu’on se soit décidé à ouvrir une fenêtre», pensa Aliocha. Mais il n’était plus angoissé, ni indigné par cette idée de la corruption. Il se mit à prier doucement; bientôt il s’aperçut que c’était presque machinal. Des fragments d’idées surgissaient, tels que des feux follets; en revanche, régnaient dans son âme une certitude, un apaisement dont il avait conscience. Il se mettait à prier avec ferveur, plein de reconnaissance et d’amour… Bientôt il passait à autre chose, se prenait à réfléchir, oubliant finalement la prière et les divagations qui l’avaient interrompue. Il prêta l’oreille à la lecture du Père Païsius, mais finit par somnoler, épuisé…

Trois jours après, il se fit des noces à Cana, en Galilée, et la mère de Jésus y était.

Et Jésus fut aussi convié aux noces, avec ses disciples [115].

«Les noces?… Cette idée tourbillonnait dans l’esprit d’Aliocha. – Elle aussi est heureuse… elle est allée à un festin… Non, certes, elle n’a pas pris de couteau… C’était seulement une parole «fâcheuse…». Il faut toujours pardonner les paroles fâcheuses. Elles consolent l’âme… Sans elles la douleur serait insupportable. Rakitine a pris la ruelle. Tant qu’il songera à ses griefs, il prendra toujours la ruelle… Mais la route, la grande route droite, claire, cristalline, avec le soleil resplendissant, au bout… Que lit-on?

Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit: Ils n’ont point de vin

– Ah! oui, j’ai manqué le commencement, c’est dommage, j’aime ce passage: les noces de Cana, le premier miracle… Quel beau miracle! Il fut consacré à la joie et non au deuil…» Qui aime les hommes aime aussi leur joie…» Le défunt le répétait à chaque instant, c’était une de ses principales idées…» On ne peut pas vivre sans joie», affirme Mitia… Tout ce qui est vrai et beau respire toujours le pardon; il le disait aussi.

…Jésus lui dit: Femme, qu’y a-t-il entre vous et moi? Mon heure n’est pas encore venue.

Sa mère dit à ceux qui servaient: Faites tout ce qu’il vous dira

– Faites… Procurez la joie à de très pauvres gens… Fort pauvres, assurément, puisque même à leurs noces le vin manqua… Les historiens racontent qu’autour du lac de Génézareth et dans la région était alors disséminée la population la plus pauvre qu’on puisse imaginer… Et sa mère au grand cœur savait qu’il n’était pas venu seulement accomplir sa mission sublime, mais qu’il partageait la joie naïve des gens simples et ignorants qui l’invitaient cordialement à leurs humbles noces.» Mon heure n’est pas encore venue.» Il parle avec un doux sourire (oui, il a dû lui sourire tendrement). En réalité, se peut-il qu’il soit venu sur terre pour multiplier le vin à de pauvres noces? Mais il a fait ce qu’elle lui demandait…

…Jésus leur dit: Remplissez d’eau ces urnes. Et ils les remplirent jusqu’au bord.

Alors Jésus leur dit: Puisez maintenant et portez-en au maître d’hôtel. Et ils lui en portèrent.

Dès que le maître d’hôtel eut goûté l’eau changée en vin, ne sachant d’où venait ce vin, quoique les serviteurs qui avaient puisé l’eau le sussent bien, il appela l’époux.

Et lui dit: Tout homme sert d’abord le bon vin; puis, après qu’on en a beaucoup bu, il en sert de moins bon; mais toi tu as réservé le bon vin jusqu’à maintenant.

– Mais qu’arrive-t-il? Pourquoi la chambre oscille-t-elle? Ah! oui… ce sont les noces, le mariage… bien sûr. Voici les invités, les jeunes époux, la foule joyeuse et… où est donc le sage maître d’hôtel? Qui est-ce? La chambre oscille de nouveau… Qui se lève à la grande table? Comment… lui aussi est ici? Mais il était dans son cercueil… Il s’est levé, il m’a vu, il vient ici… Seigneur!…»

En effet, il s’est approché, le petit vieillard sec, au visage sillonné de rides, riant doucement. Le cercueil a disparu; il est habillé comme hier, en leur compagnie, quand ses visiteurs se réunirent; il a le visage découvert, les yeux brillants. Est-ce possible, lui aussi prend part au festin, lui aussi est invité aux noces de Cana?

«Tu es aussi invité, mon cher, dans toutes les règles, dit sa voix paisible. Pourquoi te cacher ici?… on ne te voit pas… Viens vers nous.»

C’est sa voix, la voix du starets Zosime… Comment ne serait-ce pas lui, puisqu’il l’appelle? Le starets prit la main d’Aliocha, qui se releva.

«Réjouissons-nous, poursuivit le vieillard, buvons le vin nouveau, le vin de la grande joie; vois-tu tous ces invités? Voici le fiancé et la fiancée; voici le sage maître d’hôtel, il goûte le vin nouveau. Pourquoi es-tu surpris de me voir? J’ai donné un oignon, et me voici. Beaucoup parmi eux n’ont donné qu’un oignon, un tout petit oignon… Que sont nos œuvres, mon bien cher! Vois-tu notre Soleil. L’aperçois-tu? aujourd’hui donner un oignon à une affamée. Commence ton œuvre, mon bien cher! Vois-tu notre Soleil, L’aperçois-tu?

– J’ai peur… je n’ose pas regarder… balbutia Aliocha.

– N’aie pas peur de Lui. Sa majesté est terrible, sa grandeur nous écrase, mais sa miséricorde est sans bornes; par amour il s’est fait semblable à nous et se réjouit avec nous; il change l’eau en vin, pour ne pas interrompre la joie des invités; il en attend d’autres; il les appelle continuellement et aux siècles des siècles. Et voilà qu’on apporte le vin nouveau; tu vois les vaisseaux…»

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[115] Jean, II, 1-10.

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