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– Mitia, et si Grouchegnka vient aujourd’hui… ou demain, ou après-demain?

– Grouchegnka? Je surveillerai, je forcerai la porte et j’empêcherai.

– Mais si…

– Alors, je tuerai. Je ne le supporterai pas.

– Qui tueras-tu?

– Le vieux. Elle, je ne la toucherai pas.

– Frère, que dis-tu?

– Je ne sais pas, je ne sais pas… Peut-être le tuerai-je, peut-être ne le tuerai-je pas. Je crains de ne pouvoir supporter son visage à ce moment-là. Je hais sa pomme d’Adam, son nez, ses yeux, son sourire impudent. Il me dégoûte. Voilà ce qui m’effraie, je ne pourrai pas me contenir.

– Je vais, Mitia. Je crois que Dieu arrangera tout pour le mieux, et nous épargnera ces choses horribles.

– Et moi, j’attendrai le miracle. Mais, s’il ne s’accomplit pas, alors…»

Aliocha, pensif, s’en alla chez son père.

VI. Smerdiakov

Il trouva Fiodor Pavlovitch encore à table. Comme d’habitude, le couvert était mis dans le salon et non dans la salle à manger. C’était la plus grande pièce de la maison, meublée avec une certaine prétention surannée. Les meubles, fort anciens, étaient blancs, recouverts d’une étoffe rouge mi-soie mi-coton. Il y avait des trumeaux aux cadres prétentieux, sculptés à la vieille mode, également blancs et dorés. Aux murs, dont la tapisserie blanche était fendue en maints endroits, figuraient deux grands portraits, celui d’un ancien gouverneur de la province, et celui d’un prélat, mort lui aussi depuis longtemps. Dans l’angle qui faisait face à la porte d’entrée se trouvaient plusieurs icônes, devant lesquelles brûlait une lampe pendant la nuit, moins par dévotion que pour éclairer la chambre. Fiodor Pavlovitch se couchait fort tard, à trois ou quatre heures du matin, et jusque-là se promenait de long en large ou méditait dans son fauteuil. C’était devenu une habitude. Il passait souvent la nuit seul, après avoir congédié les domestiques, mais la plupart du temps le valet Smerdiakov dormait dans l’antichambre, couché sur un long coffre.

À l’arrivée d’Aliocha le dîner s’achevait, on avait servi les confitures et le café. Fiodor Pavlovitch aimait les douceurs après le dîner avec du cognac. Ivan prenait le café avec son père. Les domestiques, Grigori et Smerdiakov, se tenaient près de la table. Maîtres et serviteurs étaient visiblement de joyeuse humeur. Fiodor Pavlovitch riait aux éclats; Aliocha, dès le vestibule, reconnut son rire glapissant qui lui était si familier. Il en conclut que son père, encore éloigné de l’ivresse, se trouvait dans d’heureuses dispositions.

«Le voilà enfin! s’écria Fiodor Pavlovitch, enchanté de l’arrivée d’Aliocha. Viens t’asseoir avec nous. Veux-tu du café noir, il est bouillant et fameux? Je ne t’offre pas de cognac, puisque tu jeûnes. Mais si tu en veux… Non, je te donnerai plutôt une de ces liqueurs. Smerdiakov, va au buffet, tu la trouveras sur le second rayon, à droite, voici les clefs, oust!»

Aliocha commença par refuser.

«On la servira quand même, pour nous, sinon pour toi. Dis-moi, as-tu dîné?»

Aliocha répondit que oui; en réalité, il avait mangé un morceau de pain et bu un verre de kvass, à la cuisine du Père Abbé.

«Je prendrai volontiers une tasse de café.

– Ah! le gaillard! il ne refuse pas le café! Faut-il le réchauffer? Non, il est encore bouillant. C’est du fameux café, préparé par Smerdiakov. Il est passé maître pour le café, les tourtes et la soupe au poisson. Tu viendras un jour manger la soupe au poisson chez nous. Avertis-moi à l’avance. À propos, ne t’ai-je pas dit de transporter ici ton matelas et tes oreillers, aujourd’hui même? Est-ce fait? hé, hé!

– Non, je ne les ai pas apportés, répondit Aliocha, souriant aussi.

– Ah! Ah! et cependant tu as eu peur, avoue que tu as eu peur! Suis-je capable de te faire de la peine, mon chéri? Écoute, Ivan, quand il me regarde dans les yeux en riant, je ne peux pas y résister. La joie me dilate les entrailles, rien qu’à le voir. Je l’aime! Aliocha, viens recevoir ma bénédiction.»

Aliocha, se leva, mais Fiodor Pavlovitch s’était ravisé.

«Non, je ferai seulement un signe de croix, comme ça, va t’asseoir. À propos, tu vas être content: l’ânesse de Balaam a parlé, et sur un sujet qui te tient à cœur. Écoute un peu son langage: cela te fera rire.»

L’ânesse de Balaam n’était autre que le valet. Smerdiakov, jeune homme de vingt-quatre ans, insociable, taciturne, arrogant et qui paraissait mépriser tout le monde. Le moment est venu de dire quelques mots du personnage. Élevé par Marthe Ignatièvna et Grigori Vassiliévitch, le gamin, «nature ingrate», selon l’expression de Grigori, avait grandi sauvage dans son coin. Il prenait plaisir à pendre les chats, puis à les enterrer en grande cérémonie: il s’affublait d’un drap de lit en guise de chasuble, et chantait en agitant un simulacre d’encensoir au-dessus du cadavre; tout cela dans le plus grand mystère. Grigori le surprit un jour et le fouetta rudement. Pendant une semaine, le gamin se blottit dans un coin, en regardant de travers. «Il ne nous aime pas, le monstre, disait Grigori à Marthe. D’ailleurs, il n’aime personne. – Es-tu vraiment un être humain? demanda-t-il une fois à Smerdiakov. Non, tu es né de l’humidité des étuves…» Smerdiakov, comme on le vit par la suite, ne lui avait jamais pardonné ces paroles. Grigori lui apprit à lire et lui enseigna l’histoire sainte dès sa douzième année. Mais cette tentative fut malheureuse. Un jour, à une des premières leçons, le gamin se mit à rire.

«Qu’as-tu? demanda Grigori en le regardant sévèrement par-dessus ses lunettes.

– Rien. Dieu a créé le monde le premier jour, le soleil, la lune et les étoiles le quatrième jour. D’où venait donc la lumière le premier jour?»

Grigori demeura stupide. Le gamin considérait son maître d’un air ironique, son regard semblait même le provoquer. Grigori ne put se contenir: «Voilà d’où elle est venue», s’écria-t-il en le souffletant violemment. L’enfant ne broncha pas, mais se blottit de nouveau dans son coin pour plusieurs jours. Une semaine après, il eut une première crise d’épilepsie, maladie qui ne le quitta plus désormais. Fiodor Pavlovitch changea aussitôt sa manière d’être envers le gamin. Jusqu’alors il le regardait avec indifférence, bien qu’il ne le grondât jamais et lui donnât un kopek chaque fois qu’il le rencontrait; quand il était de bonne humeur, il lui envoyait du dessert de sa table. La maladie de l’enfant provoqua sa sollicitude; il fit venir un médecin, on essaya un traitement, mais Smerdiakov était incurable. Il avait en moyenne une crise tous les mois, à intervalles irréguliers. Les attaques variaient d’intensité, tantôt faibles, tantôt violentes. Fiodor Pavlovitch défendit formellement à Grigori de battre le gamin et donna à celui-ci accès dans sa maison. Il interdit également toute étude jusqu’à nouvel ordre. Un jour – Smerdiakov avait alors quinze ans – Fiodor Pavlovitch l’aperçut en train de lire les titres des ouvrages à travers les vitres de la bibliothèque. Fiodor Pavlovitch possédait une centaine de volumes, mais on ne l’avait jamais vu y toucher. Il donna aussitôt les clefs à Smerdiakov. «Tiens, dit-il, tu seras mon bibliothécaire; assieds-toi et lis, cela vaudra mieux que de flâner dans la cour. Prends ceci.» Et Fiodor Pavlovitch lui tendit les Soirées à la ferme près de Dikanka [61].

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[61] Premier recueil des nouvelles de Gogol (1831).

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