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– Katka? cette demoiselle? Non, tu ne lui as rien pris. Rembourse-la, prends mon argent… Pourquoi cries-tu? Tout ce qui est à moi est à toi. Qu’importe l’argent? Nous le gaspillons sans pouvoir nous en empêcher. Nous irons plutôt labourer la terre. Il faut travailler, entends-tu? Aliocha l’a ordonné. Je ne serai pas ta maîtresse, mais ta femme, ton esclave, je travaillerai pour toi. Nous irons saluer la demoiselle, lui demander pardon, et nous partirons. Si elle refuse, tant pis. Rends-lui son argent et aime-moi… Oublie-la. Si tu l’aimes encore, je l’étranglerai… Je lui crèverai les yeux avec une aiguille…

– C’est toi que j’aime, toi seule, je t’aimerai en Sibérie.

– Pourquoi en Sibérie? Soit, en Sibérie, si tu veux, qu’importe?… Nous travaillerons… Il y a de la neige… J’aime voyager sur la neige… J’aime les tintements de la clochette… Entends-tu, en voilà une qui tinte… Où est-ce? Des voyageurs qui passent… Elle s’est tue.»

Elle ferma les yeux et parut s’endormir. Une clochette, en effet, avait tinté dans le lointain. Mitia pencha la tête sur la poitrine de Grouchegnka. Il ne remarquait pas que le tintement avait cessé et qu’aux chansons et au chahut avait succédé dans la maison un silence de mort. Grouchegnka ouvrit les yeux.

«Qu’y a-t-il? J’ai dormi? Ah! oui, la clochette… J’ai rêvé que je voyageais sur la neige… la clochette tintait et je me suis assoupie. Nous allions tous les deux, loin, loin. Je t’embrassais, je me pressais contre toi, j’avais froid et la neige étincelait… Tu sais, au clair de lune, comme elle étincelle? Je me croyais ailleurs que sur la terre. Je me réveille avec mon bien-aimé près de moi, comme c’est bon!

– Près de toi» murmura Mitia, en couvrant de baisers la poitrine et les mains de son amie.

Soudain il lui sembla qu’elle regardait droit devant elle, par-dessus sa tête, d’un regard étrangement fixe. La surprise presque l’effroi, se peignit sur sa figure.

«Mitia, qui est-ce qui nous regarde?» chuchota-t-elle.

Mitia se retourna et vit quelqu’un qui avait écarté les rideaux et les examinait. Il se leva et s’avança vivement vers l’indiscret.

«Venez ici, je vous prie» fit une voix décidée.

Mitia sortit de derrière les rideaux et s’arrêta, en voyant la chambre pleine de nouveaux personnages. Il sentit un frisson lui courir dans le dos, car il les avait tous reconnus. Ce vieillard de haute taille, en pardessus, avec une cocarde à sa casquette d’uniforme, c’est l’ispravnik, Mikhaïl Makarovitch. Ce petit-maître «poitrinaire, aux bottes irréprochables», c’est le substitut.» Il a un chronomètre de quatre cents roubles, il me l’a montré.» Ce petit jeune homme à lunettes… Mitia a oublié son nom, mais il le connaît, il l’a vu: c’est le juge d’instruction, «frais émoulu de l’École de Droit». Celui-ci, c’est le stanovoï [150], Mavriki [151] Mavrikiévitch, une de ses connaissances. Et ceux-là, avec leurs plaques de métal, que font-ils ici? Et puis deux manants… Au fond, près de la porte, Kalganov et Tryphon Borissytch…

«Messieurs… Qu’y a-t-il, messieurs? murmura d’abord Mitia, pour reprendre aussitôt d’une voix forte: Je comprends!»

Le jeune homme aux lunettes s’approcha de lui et déclara d’un air important, mais avec un peu de hâte:

«Nous avons deux mots à vous dire. Veuillez venir ici, près du canapé…

– Le vieillard, s’écria Mitia exalté, le vieillard sanglant!… Je comprends!»

Et il se laissa tomber sur un siège.

«Tu comprends? Tu as compris! Parricide, monstre, le sang de ton vieux père crie contre toi!» hurla tout à coup le vieil ispravnik en s’approchant de Mitia. Il était hors de lui, rouge, tremblant de colère.

«Mais c’est impossible! s’exclama le petit jeune homme. Mikhaïl Makarovitch, voyons, je n’aurais jamais attendu pareille chose de vous!…

– C’est du délire, messieurs, du délire! reprit l’ ispravnik. Regardez-le donc: la nuit, ivre avec une fille de joie, souillé du sang de son père… C’est du délire!…

– Je vous prie instamment, mon cher Mikhaïl Makarovitch, de modérer vos sentiments, bredouilla le substitut; sinon je serai obligé de prendre…»

Le petit juge d’instruction l’interrompit, proféra d’un ton ferme et grave:

«Monsieur le lieutenant en retraite Karamazov, je dois vous prévenir que vous êtes accusé d’avoir tué votre père, Fiodor Pavlovitch, qui a été assassiné cette nuit.»

Il ajouta quelque chose, le substitut également, mais Mitia écoutait sans comprendre. Il les regardait tous d’un air hagard.

Livre IX: L’instruction préparatoire

I. Les débuts du fonctionnaire Perkhotine

Piotr Ilitch Perkhotine, que nous avons laissé frappant de toutes ses forces à la porte cochère de la maison Morozov, finit naturellement par se faire ouvrir. En entendant un pareil vacarme, Fénia, encore mal remise de sa frayeur, faillit avoir une crise de nerfs; bien qu’elle eût assisté à son départ, elle s’imagina que c’était Dmitri Fiodorovitch qui revenait, car lui seul pouvait frapper si «insolemment». Elle accourut vers le portier, réveillé par le bruit, et le supplia de ne pas ouvrir. Mais celui-ci ayant appris le nom du visiteur et son désir de voir Fédossia Marcovna pour une affaire importante, se décida à le laisser entrer. Piotr Ilitch se mit à interroger la jeune fille et découvrit aussitôt le fait le plus important: en se lançant à la recherche de Grouchegnka, Dmitri Fiodorovitch avait emporté un pilon et était revenu les mains vides, mais ensanglantées.» Le sang en dégouttait», s’exclama Fénia, imaginant dans son trouble cette affreuse circonstance. Piotr Ilitch les avait vues, ces mains, et aidé à les laver; il ne s’agissait pas de savoir si elles avaient séché rapidement, mais si Dmitri Fiodorovitch était allé vraiment chez son père avec le pilon. Piotr Ilitch insista sur ce point et, bien qu’il n’eût en somme rien appris de certain, il demeura presque convaincu que Dmitri Fiodorovitch n’avait pu se rendre que chez son père et que, par conséquent, il avait dû se passer là-bas quelque chose.

«À son retour, ajouta Fénia, et lorsque je lui eus tout avoué, je lui ai demandé: «Dmitri Fiodorovitch, pourquoi avez-vous les mains en sang?» Il m’a répondu que c’était du sang humain et qu’il venait de tuer quelqu’un, puis il est sorti en courant comme un fou. Je me suis prise à songer: «Où peut-il bien aller, maintenant? À Mokroïé tuer sa maîtresse.» Alors j’ai couru chez lui pour le supplier de l’épargner. En passant devant la boutique des Plotnikov, je l’ai vu prêt à partir, et j’ai remarqué qu’il avait les mains propres…»

La grand-mère confirma le récit de sa petite-fille. Piotr Ilitch quitta la maison encore plus troublé qu’il n’y était entré.

Le plus simple semblait maintenant d’aller tout droit chez Fiodor Pavlovitch s’enquérir s’il n’était rien arrivé; puis, une fois édifié, de se rendre chez l’ispravnik. Piotr Ilitch y était bien résolu. Mais la nuit était sombre, la porte cochère massive, il ne connaissait que fort peu Fiodor Pavlovitch; si, à force de frapper, on lui ouvrait, et qu’il ne se fût rien passé, demain, le malicieux Fiodor Pavlovitch irait raconter en ville, comme une anecdote, qu’à minuit, le fonctionnaire Perkhotine, qu’il ne connaissait pas, avait forcé sa porte pour s’informer si on ne l’avait pas tué. Ça ferait un beau scandale! Or, Piotr Ilitch redoutait par-dessus tout le scandale. Néanmoins, le sentiment qui l’entraînait était si puissant qu’après avoir tapé du pied avec colère et s’être dit des injures, il s’élança dans une autre direction, chez Mme Khokhlakov. Si elle répondait négativement à la question des trois mille roubles donnés à telle heure à Dmitri Fiodorovitch, il irait trouver l’ispravnik, sans passer chez Fiodor Pavlovitch; sinon, il remettrait tout au lendemain et retournerait chez lui. On comprend bien que la décision du jeune homme de se présenter à onze heures du soir chez une femme du monde inconnue, de la faire lever peut-être pour lui poser une question singulière, risquait de provoquer un bien autre scandale qu’une démarche auprès de Fiodor Pavlovitch. Mais il arrive souvent que les gens les plus flegmatiques prennent en pareil cas des décisions de ce genre. Or, à ce moment-là, Piotr Ilitch n’était pas du tout flegmatique! Il se rappela toute sa vie comment le trouble insurmontable qui s’était emparé de lui dégénéra en supplice et l’entraîna contre sa volonté. Bien entendu, il s’injuria tout le long du chemin pour cette sotte démarche, mais «j’irai jusqu’au bout!» répétait-il pour la dixième fois en grinçant des dents, et il tint parole.

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[150] Commissaire de police de district.

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