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Elle se leva, lui mit ses mains aux épaules. Muet de bonheur, il contemplait ses yeux, son sourire; tout à coup il la prit dans ses bras.

«Tu me pardonnes de t’avoir fait souffrir? C’est par méchanceté que je vous torturais tous. C’est par méchanceté que j’ai affolé le vieux… Te rappelles-tu le verre que tu as cassé chez moi? Je m’en suis souvenue, j’en ai fait autant aujourd’hui en buvant à «mon cœur vil». Mitia, pourquoi ne m’embrasses-tu pas? Après un baiser, tu me regardes, tu m’écoutes… À quoi bon? Embrasse-moi plus fort, comme ça. Il ne faut pas aimer à moitié! Je serai maintenant ton esclave, ton esclave pour la vie! Il est doux d’être esclave! Embrasse-moi! Fais-moi souffrir, fais de moi ce qu’il te plaira… Oh! il faut me faire souffrir… Arrête, attends, après, pas comme ça.» Et elle le repoussa tout à coup.» Va-t’en, Mitia, je vais boire, je veux m’enivrer, je danserai ivre, je le veux, je le veux.»

Elle se dégagea et sortit. Mitia la suivit en chancelant.» Quoi qu’il arrive, n’importe, je donnerais le monde entier pour cet instant», pensait-il. Grouchegnka but d’un trait un verre de champagne qui l’étourdit. Elle s’assit dans un fauteuil en souriant de bonheur. Ses joues se colorèrent et sa vue se troubla. Son regard passionné fascinait: Kalganov lui-même en subit le charme et s’approcha d’elle.

«As-tu senti quand je t’ai embrassé tout à l’heure, pendant que tu dormais? murmura-t-elle. Je suis ivre maintenant, et toi? Pourquoi ne bois-tu pas, Mitia? J’ai bu, moi…

– Je suis déjà ivre… de toi, et je veux l’être de vin.»

Il but encore un verre et, à sa grande surprise, ce dernier verre le grisa tout à coup, lui qui avait supporté la boisson jusqu’alors. À partir de ce moment, tout tourna autour de lui, comme dans le délire. Il marchait, riait, parlait à tout le monde, ne se connaissait plus. Seul un sentiment ardent se manifestait en lui par moments: il croyait avoir «de la braise dans l’âme», ainsi qu’il se le rappela par la suite. Il s’approchait d’elle, la contemplait, l’écoutait… Elle devint fort loquace, appelant chacun, attirant quelque fille du chœur, qu’elle renvoyait après l’avoir embrassée, ou parfois avec un signe de croix. Elle était prête à pleurer. Le «petit vieux», comme elle appelait Maximov, la divertissait fort. À chaque instant, il venait lui baiser la main, et il finit par danser de nouveau en s’accompagnant d’une vieille chanson au refrain entraînant:

«Le cochon, khriou, khriou, khriou,

La génisse, meuh, meuh, meuh,

Le canard, coin, coin, coin,

L’oie, ga, ga, ga,

La poulette courait dans la chambre,

Tiouriou-riou s’en allait chantant.»

«Donne-lui quelque chose, Mitia, il est pauvre. Ah! les pauvres, les offensés!… Sais-tu quoi, Mitia? Je veux entrer au couvent. Sérieusement, j’y entrerai. Je me rappellerai toute ma vie ce que m’a dit Aliocha aujourd’hui. Dansons maintenant. Demain au couvent, aujourd’hui au bal. Je veux faire des folies, bonnes gens, Dieu me le pardonnera. Si j’étais Dieu, je pardonnerais à tout le monde: «Mes chers pécheurs, je fais grâce à tous.» J’irais implorer mon pardon: «Pardonnez à une sotte, bonne gens.» Je suis une bête féroce, voilà ce que je suis. Mais je veux prier. J’ai donné un petit oignon. Une misérable telle que moi veut prier! Mitia, ne les empêche pas de danser. Tout le monde est bon, sais-tu, tout le monde. La vie est belle. Si méchant qu’on soit, il fait bon vivre… Nous sommes bons et mauvais tout à la fois… Dites-moi, je vous prie, pourquoi suis-je si bonne? Car je suis très bonne…»

Ainsi divaguait Grouchegnka à mesure que l’ivresse la gagnait. Elle déclara qu’elle voulait danser, se leva en chancelant.

«Mitia, ne me donne plus de vin, même si j’en demande. Le vin me trouble et tout tourne, jusqu’au poêle. Mais je veux danser. On va voir comme je danse bien…»

C’était une intention arrêtée; elle exhiba un mouchoir de batiste qu’elle prit par un bout pour l’agiter en dansant. Mitia s’empressa, les filles se turent, prêtes à entonner, au premier signal, l’air de la danse russe. Maximov, apprenant que Grouchegnka voulait danser, poussa un cri de joie, sautilla devant elle en chantant:

«Jambes fines, flancs rebondis,

La queue en trompette.»

Mais elle l’écarta d’un grand coup de mouchoir.

«Chut! Que tout le monde vienne me regarder. Mitia, appelle aussi ceux qui sont enfermés… Pourquoi les avoir enfermés? Dis-leur que je danse, qu’ils viennent me voir…»

Mitia cogna vigoureusement à la porte des Polonais.

«Hé! vous autres… Podwysocki! Sortez. Elle va danser et vous appelle.

– Lajdak! grommela un des Polonais.

– Misérable toi-même! Fripouille!

– Si vous cessiez de railler la Pologne! bougonna Kalganov, également gris.

– C’est bon, jeune homme! Ce que j’ai dit s’adresse à lui et non à la Pologne. Un misérable ne la représente pas. Tais-toi, beau gosse, croque des bonbons.

– Quels êtres! Pourquoi ne veulent-ils pas faire la paix?» murmura Grouchegnka qui s’avança pour danser.

Le chœur retentit. Elle entrouvrit les lèvres, agita son mouchoir et, après avoir tangué, s’arrêta au milieu de la salle.

«Je n’ai pas la force… murmura-t-elle d’une voix éteinte; excusez-moi, je ne peux pas…, pardon.»

Elle salua le chœur, fit des révérences à droite et à gauche.

«Elle a bu, la jolie madame, dirent des voix.

– Madame a pris une cuite, expliqua en ricanant Maximov aux filles.

– Mitia, emmène-moi… prends-moi…»

Mitia la saisit dans ses bras et alla déposer son précieux fardeau sur le lit.» Maintenant, je m’en vais», songea Kalganov, et, quittant la salle, il referma sur lui la porte de la chambre bleue. Mais la fête n’en continua que plus bruyante. Grouchegnka étant couchée, Mitia colla ses lèvres aux siennes.

«Laisse-moi, implora-t-elle, ne me touche pas avant que je sois à toi… J’ai dit que je serai tienne… épargne-moi… Près de lui, c’est impossible, cela me ferait horreur.

– J’obéis! Pas même en pensée… je te respecte! Oui, ici, cela me répugne.»

Sans relâcher son étreinte, il s’agenouilla près du lit.

«Bien que tu sois sauvage, je sais que tu es noble… Il faut que nous vivions honnêtement désormais… Soyons honnêtes et bons, ne ressemblons pas aux bêtes… Emmène-moi bien loin, tu entends… Je ne veux pas rester ici, je veux aller loin, loin…

Oui, oui, dit Mitia en l’étreignant, je t’emmènerai, nous partirons… Oh! je donnerais toute ma vie pour une année avec toi afin de savoir ce qui en est de ce sang.

– Quel sang?

– Rien, fit Mitia en grinçant des dents. Groucha, tu veux que nous vivions honnêtement, et je suis un voleur. J’ai volé Katka. Ô honte! ô honte!

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