«Mais c’est une chanson toute récente! Qui diantre la leur a apprise! Il n’y manque qu’un Juif ou un entrepreneur de chemins de fer: ils l’eussent emporté sur tous les autres!»
Presque offensé, il déclara qu’il s’ennuyait, s’assit sur le canapé et s’assoupit. Son charmant visage, un peu pâli, reposait sur le coussin.
«Regarde comme il est gentil, dit Grouchegnka à Mitia: je lui ai passé la main dans les cheveux, on dirait du lin…»
Elle se pencha sur lui avec attendrissement et le baisa au front. Kalganov ouvrit aussitôt les yeux, la regarda, se leva, demanda d’un air préoccupé:
«Où est Maximov?
– Voilà qui il lui faut! dit Grouchegnka en riant. Reste avec moi une minute. Mitia, va lui chercher son Maximov.»
Celui-ci ne quittait pas les filles, sauf pour aller se verser des liqueurs. Il avait bu deux tasses de chocolat. Il accourut, le nez écarlate, les yeux humides et doux, et déclara qu’il allait danser la «sabotière».
«Dans mon enfance on m’a enseigné ces danses mondaines…
– Suis-le, Mitia, je le regarderai danser d’ici.
– Moi aussi, je vais le regarder, s’exclama Kalganov, déclinant naïvement l’invitation de Grouchegnka à rester avec elle.
Et tous allèrent voir. Maximov dansa, en effet, mais n’eut guère de succès, sauf auprès de Mitia. Sa danse consistait à sautiller avec force contorsions, les semelles en l’air; à chaque saut, il frappait sa semelle de la main. Cela déplut à Kalganov, mais Mitia embrassa le danseur.
«Merci. Tu dois être fatigué: veux-tu des bonbons? un cigare, peut-être?
– Une cigarette.
– Veux-tu boire?
– J’ai pris des liqueurs… N’avez-vous pas des bonbons au chocolat?
– Il y en a un monceau sur la table, choisis, mon ange!
– Non, j’en voudrais à la vanille… pour les vieillards… hi! hi!
– Non, frère, il n’y en a pas comme ça.
– Écoutez, fit le vieux en se penchant à l’oreille de Mitia, cette fille-là, Marie, hi! hi! je voudrais bien faire sa connaissance, grâce à votre bonté…
– Voyez-vous ça! Tu veux rire, camarade.
– Je ne fais de mal à personne, murmura piteusement Maximov.
– Ça va bien. Ici, camarade, on se contente de chanter et de danser. Après tout, si le cœur t’en dit! En attendant, régale-toi, bois, amuse-toi. As-tu besoin d’argent?
– Après, peut-être, avoua Maximov en souriant.
– Bien, bien.»
Mitia avait la tête en feu. Il sortit sur la galerie qui entourait une partie du bâtiment. L’air frais lui fit du bien. Seul dans l’obscurité, il se prit la tête à deux mains. Ses idées éparses se groupèrent soudain, et tout s’éclaira d’une terrible lumière… «Si je dois me tuer, c’est maintenant ou jamais», songea-t-il.
Prendre un pistolet et en finir dans ce coin sombre! Il demeura près d’une minute indécis. En venant à Mokroïé, il avait sur la conscience la honte, le vol commis, le sang versé; néanmoins, il se sentait plus à l’aise: tout était fini, Grouchegnka, cédée à un autre, n’existait plus pour lui. Sa décision avait été facile à prendre, elle paraissait du moins inévitable, car pourquoi eût-il vécu désormais? Mais la situation n’était plus la même. Ce fantôme terrible, cet homme fatal, l’amant d’autrefois, avait disparu sans laisser de traces. L’apparition redoutable devenait un fantoche grotesque qu’on enfermait à clef. Grouchegnka avait honte et il devinait à ses yeux qui elle aimait. Il suffisait maintenant de vivre, et c’était impossible, ô malédiction!» Seigneur, priait-il mentalement, ressuscite celui qui gît près de la palissade! Éloigne de moi cet amer calice! Car tu as fait des miracles pour des pécheurs comme moi!… Et si le vieillard vit encore? Oh alors, je laverai la honte qui pèse sur moi, je restituerai l’argent dérobé, je le prendrai sous terre… L’infamie n’aura laissé de traces que dans mon cœur pour toujours. Mais non, ce sont des rêves impossibles! Ô malédiction!»
Un rayon d’espoir lui apparaissait pourtant dans les ténèbres. Il courut dans la chambre vers elle, vers sa reine pour l’éternité.» Une heure, une minute de son amour ne valent-elles pas le reste de la vie, fût-ce dans les tortures de la honte? La voir, l’entendre, ne penser à rien, oublier tout, au moins pour cette nuit, pour une heure, pour un instant!» En rentrant, il rencontra le patron, qui lui parut morne et soucieux.
«Eh bien, Tryphon, tu me cherchais?»
Le patron parut gêné.
«Mais non, pourquoi vous chercherais-je? Où étiez-vous?
– Que signifie cet air maussade? Serais-tu fâché? Attends, tu vas pouvoir te coucher… Quelle heure est-il?
– Il doit être trois heures passées.
– Nous finissons, nous finissons.
– Mais ça ne fait rien. Amusez-vous tant que vous voudrez…»
«Qu’est-ce qu’il lui prend?» songea Mitia, en courant dans la salle de danse.
Grouchegnka n’y était plus. Dans la chambre bleue, Kalganov sommeillait sur le canapé. Mitia regarda derrière les rideaux. Assise sur une malle, la tête penchée sur le lit, elle pleurait à chaudes larmes en s’efforçant d’étouffer ses sanglots. Elle fit signe à Mitia d’approcher et lui prit la main.
«Mitia, Mitia, je l’aimais! Je n’ai pas cessé de l’aimer durant cinq ans. Était-ce lui ou ma rancune? C’était lui, oh, c’était lui! J’ai menti en disant le contraire!… Mitia, j’avais dix-sept ans alors, il était si tendre, si gai, il me chantait des chansons… Ou bien était-ce moi, sotte gamine, qui le voyais ainsi?… Maintenant, ce n’est plus du tout le même. Sa figure a changé, je ne le reconnaissais pas. En venant ici, je songeais tout le temps: «Comment vais-je l’aborder, que lui dirai-je, quels regards échangerons-nous?…» Mon âme défaillait… et ce fut comme si je recevais un baquet d’eau sale. On aurait dit un maître d’école qui fait des embarras, si bien que je demeurai stupide. Je crus d’abord que la présence de son long camarade le gênait. Je songeais en les regardant: «Pourquoi ne trouvé-je rien à lui dire?» Sais-tu, c’est sa femme qui l’a gâté, celle pour laquelle il m’a lâchée… Elle l’a changé du tout au tout. Mitia, quelle honte! Oh! que j’ai honte, Mitia, honte pour toute ma vie! Maudites soient ces cinq années!»
Elle fondit de nouveau en larmes, sans lâcher la main de Mitia.
«Mitia, mon chéri, ne t’en va pas, je veux te dire un mot, murmura-t-elle en relevant la tête. Écoute, dis-moi qui j’aime. J’aime quelqu’un ici, qui est-ce?» Un sourire brilla sur son visage gonflé de pleurs.» À son entrée, mon cœur a défailli. Sotte, voici celui que tu aimes», me dit mon cœur. Tu parus et tout s’illumina.» De qui a-t-il peur?» pensai-je. Car tu avais peur, tu ne pouvais pas parler.» Ce n’est pas d’eux qu’il a peur, est-ce qu’un homme peut l’effrayer? C’est de moi, de moi seule.» Car Fénia t’a raconté, nigaud, ce que j’avais crié à Aliocha par la fenêtre: «J’ai aimé Mitia durant une heure et je pars aimer… un autre.» Mitia, comment ai-je pu penser que j’en aimerais un autre après toi? Me pardonnes-tu, Mitia? M’aimes-tu? M’aimes-tu?»