La «réaction épileptique», comme on peut appeler cet élément commun, se tient sans aucun doute à la disposition de la névrose dont l’essence consiste en ceci: liquider par des moyens somatiques les masses d’excitation dont elle ne vient pas à bout psychiquement. Ainsi l’attaque épileptique devient un symptôme de l’hystérie et est adaptée et modifiée par celle-ci, tout comme elle l’est dans le déroulement sexuel normal. On a donc tout à fait le droit de différencier une épilepsie organique d’une épilepsie «affective». La signification pratique est la suivante: celui qui est atteint de la première souffre d’une affection cérébrale, celui qui a la seconde est un névrosé. Dans le premier cas, la vie psychique est soumise à une perturbation étrangère venue du dehors; dans le second cas, la perturbation est une expression de la vie psychique elle-même.
Il est on ne peut plus probable que l’épilepsie de Dostoïevski soit de la seconde sorte. On ne peut pas le prouver absolument; il faudrait pour ce faire être à même d’insérer la première apparition des attaques et leurs fluctuations ultérieures dans l’ensemble de sa vie psychique, et nous en savons trop peu pour cela. Les descriptions des attaques elles-mêmes ne nous apprennent rien, les informations touchant les relations entre les attaques et les expériences vécues sont lacunaires et souvent contradictoires. L’hypothèse la plus vraisemblable est que les attaques remontent loin dans l’enfance de Dostoïevski, qu’elles ont été remplacées très tôt par des symptômes assez légers et qu’elles n’ont pas pris une forme épileptique avant le bouleversant événement de sa dix-huitième année, l’assassinat de son père [2]. Cela nous arrangerait bien si l’on pouvait établir qu’elles ont cessé complètement durant le temps de sa détention en Sibérie, mais d’autres données contredisent cette hypothèse [3]. La relation évidente entre le parricide dans Les Frères Karamazov et le destin du père de Dostoïevski a frappé plus d’un de ses biographes et les a conduits à faire référence à un «certain courant psychologique moderne». Le point de vue psychanalytique, car c’est lui qui est ici visé, est enclin à reconnaître dans cet événement le traumatisme le plus sévère et dans la réaction consécutive de Dostoïevski la pierre angulaire de sa névrose.
Mais si j’entreprends de fonder psychanalytiquement cette conception, je risque d’être incompréhensible à ceux qui ne sont pas familiers avec les modes d’expression et les enseignements de la psychanalyse.
Nous avons un point de départ assuré. Nous connaissons le sens des premières attaques de Dostoïevski dans ses années de jeunesse, bien avant l’entrée en scène de l’» épilepsie». Ces attaques avaient une signification de mort; elles étaient annoncées par l’angoisse de la mort et consistaient en des états de sommeil léthargique. La maladie le toucha d’abord sous la forme d’une mélancolie soudaine et sans fondement alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon; comme il le dit plus tard à son ami Solovieff, il avait alors le sentiment qu’il allait mourir sur-le-champ; et, de fait, il s’ensuivait un état en tout point semblable à la mort réelle… Son frère André a raconté que Fédor, déjà dans ses jeunes années, avant de s’endormir, prenait soin de disposer des petits bouts de papier près de lui: il craignait de tomber, la nuit, dans un sommeil semblable à la mort, et demandait qu’on ne l’enterrât qu’après un délai de cinq jours. (Dostoïevski à la roulette, Introduction, page LX.)
Nous connaissons le sens et l’intention de telles attaques de mort. Elles signifient une identification avec un mort, une personne effectivement morte ou encore vivante, mais dont on souhaite la mort. Le second cas est le plus significatif. L’attaque a alors la valeur d’une punition. On a souhaité la mort d’un autre, maintenant on est cet autre, et on est mort soi-même. La théorie psychanalytique affirme ici que, pour le petit garçon, cet autre est, en principe, le père et qu’ainsi l’attaque – appelée hystérique – est une autopunition pour le souhait de mort contre le père haï.
Le meurtre du père est, selon une conception bien connue, le crime majeur et originaire de l’humanité aussi bien que de l’individu [4]. C’est là en tout cas la source principale du sentiment de culpabilité; nous ne savons pas si c’est la seule; l’état des recherches ne permet pas d’établir l’origine psychique de la culpabilité et du besoin d’expiation. Mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit unique. La situation psychologique en cause est compliquée et demande une élucidation. La relation du petit garçon à son père est, comme nous disons, une relation ambivalente. À côté de la haine qui pousse à éliminer le père en tant que rival, un certain degré de tendresse envers lui est, en règle générale, présent. Les deux attitudes conduisent conjointement à l’identification au père; on voudrait être à la place du père parce qu’on l’admire et qu’on souhaiterait être comme lui et aussi parce qu’on veut l’éloigner. Tout ce développement va alors se heurter à un obstacle puissant: à un certain moment, l’enfant en vient à comprendre que la tentative d’éliminer le père en tant que rival serait punie de castration par celui-ci. Sous l’effet de l’angoisse de castration, donc dans l’intérêt de préserver sa masculinité, il va renoncer au désir de posséder la mère et d’éliminer le père. Pour autant que ce désir demeure dans l’inconscient, il forme la base du sentiment de culpabilité. Nous croyons que nous avons décrit là des processus normaux, le destin normal de ce qui est appelé «complexe d’Œdipe»; nous devons néanmoins y apporter un important complément.
Une autre complication survient quand chez l’enfant le facteur constitutionnel que nous appelons la bisexualité se trouve être plus fortement développé. Alors la menace que la castration fait peser sur la masculinité renforce l’inclination du garçon à se replier dans la direction de la féminité, à se mettre à la place de la mère et à tenir le rôle de l’objet d’amour pour le père. Seulement l’angoisse de castration rend également cette solution impossible. On comprend que l’on doit aussi assumer la castration si l’on veut être aimé de son père comme une femme. Ainsi les deux motions, la haine du père et l’amour pour le père, tombent sous le coup du refoulement. Il y a pourtant une différence psychologique: la haine du père est abandonnée sous l’effet de l’angoisse d’un danger extérieur (la castration), tandis que l’amour pour le père est traité comme un danger pulsionnel interne qui néanmoins, dans son fond, se ramène au même danger extérieur.
Ce qui rend la haine pour le père inacceptable, c’est l’angoisse devant le père; la castration est effroyable, aussi bien comme punition que comme prix de l’amour. Des deux facteurs qui refoulent la haine du père, c’est le premier, l’angoisse directe de punition et de castration, que nous appelons normal; le renforcement pathogène semble survenir seulement avec l’autre facteur: l’angoisse devant la position féminine. Une forte prédisposition bisexuelle vient ainsi conditionner ou renforcer la névrose. Une telle prédisposition doit assurément être supposée chez Dostoïevski; elle se révèle sous une forme virtuelle (homosexualité latente) dans l’importance de ses amitiés masculines au cours de sa vie, dans son comportement, marqué d’une étrange tendresse, avec ses rivaux en amour et dans sa compréhension remarquable pour des situations qui ne s’expliquent que par une homosexualité refoulée, comme le montrent de nombreux exemples de ses nouvelles.