À ce moment, le défenseur fut interrompu par d’assez vifs applaudissements. En effet, il prononça les dernières paroles d’une voix si émue que tout le monde sentit que peut-être il avait vraiment quelque chose à dire, et quelque chose de capital. Le président menaça de «faire évacuer» la salle, si «pareille manifestation» se reproduisait. Il se tut, et Fétioukovitch reprit sa plaidoirie d’une voix pénétrée, tout à fait changée.
XIII. Un Sophiste [198]
«Ce n’est pas seulement l’ensemble des faits qui accable mon client, messieurs les jurés, non, ce qui l’accable, en réalité, c’est le seul fait qu’on a trouvé son père assassiné. S’il s’agissait d’un simple meurtre, étant donné le doute qui plane sur cette affaire, sur chacun des faits considérés isolément, vous écarteriez l’accusation, vous hésiteriez tout au moins à condamner un homme uniquement à cause d’une prévention, hélas! trop justifiée! Mais nous sommes en présence d’un parricide. Cela en impose au point de fortifier la fragilité même des chefs d’accusation, dans l’esprit le moins prévenu. Comment acquitter un tel accusé? S’il était coupable et qu’il échappe au châtiment? voilà le sentiment instinctif de chacun. Oui, c’est une chose terrible de verser le sang de son père, le sang de celui qui vous a engendré, aimé, le sang de celui qui a prodigué sa vie pour vous, qui s’est affligé de vos maladies enfantines, qui a souffert pour que vous soyez heureux, et n’a vécu que de vos joies et de vos succès! Oh! le meurtre d’un tel père, on ne peut même pas l’imaginer! Messieurs les jurés, qu’est-ce qu’un père véritable, quelle majesté, quelle idée grandiose recèle ce nom? Nous venons d’indiquer en partie ce qu’il doit être. Dans cette affaire si douloureuse, le défunt, Fiodor Pavlovitch Karamazov, n’avait rien d’un père, tel que notre cœur vient de le définir. Car hélas, certains pères sont de vraies calamités. Examinons les choses de plus près: nous ne devons reculer devant rien, messieurs les jurés, vu la gravité de la décision à prendre. Nous devons surtout ne pas avoir peur maintenant, ni écarter certaines idées, tels que des enfants ou des femmes craintives, suivant l’heureuse expression de l’éminent représentant du ministère public. Au cours de son ardent réquisitoire, mon honorable adversaire s’est exclamé à plusieurs reprises: «Non, je n’abandonnerai à personne la défense de l’inculpé, je suis à la fois son accusateur et son avocat.» Pourtant, il a oublié de mentionner que si ce redoutable accusé a gardé vingt-trois ans une profonde reconnaissance pour une livre de noisettes, la seule gâterie qu’il ait jamais eue dans la maison paternelle, inversement un tel homme devait se rappeler, durant ces vingt-trois ans, qu’il courait chez son père «nu-pieds, dans l’arrière-cour, la culotte retenue par un seul bouton», suivant l’expression d’un homme de cœur, le Dr Herzenstube. Oh! messieurs les jurés, à quoi bon regarder de près cette «calamité», répéter ce que tout le monde connaît! Qu’est-ce que mon client a trouvé en arrivant chez son père? Et pourquoi le représenter comme un être sans cœur, un égoïste, un monstre? Il est impétueux, il est sauvage, violent, voilà pourquoi on le juge maintenant. Mais qui est responsable de sa destinée, à qui la faute si, avec des penchants vertueux, un cœur sensible et reconnaissant, il a reçu une éducation aussi monstrueuse? A-t-on développé sa raison, est-il instruit, quelqu’un lui a-t-il témoigné un peu d’affection dans son enfance? Mon client a grandi à la grâce de Dieu, c’est-à-dire comme une bête sauvage. Peut-être brûlait-il de revoir son père, après cette longue séparation, peut-être en se rappelant son enfance comme à travers un songe, a-t-il écarté à maintes reprises le fantôme odieux du passé, désirant de toute son âme absoudre et étreindre son père! Et alors? On l’accueille avec des railleries cyniques, de la méfiance, des chicanes au sujet de son héritage; il n’entend que des propos et des maximes qui soulèvent le cœur, finalement il voit son père essayer de lui ravir son amie, avec son propre argent; oh! messieurs les jurés, c’est répugnant, c’est atroce! Et ce vieillard se plaint à tout le monde de l’irrévérence et de la violence de son fils, le noircit dans la société, lui cause du tort, le calomnie, achète ses reconnaissances de dette pour le faire mettre en prison! Messieurs les jurés, les gens en apparence durs, violents, impétueux, tels que mon client, sont bien souvent des cœurs tendres, seulement ils ne le montrent pas. Ne riez pas de mon idée! Mr le procureur s’est moqué impitoyablement de mon client, en signalant son amour pour Schiller et «le sublime». Je ne m’en serais pas moqué à sa place. Oui, ces cœurs – oh! laissez-moi les défendre, ils sont rarement et si mal compris -, ces cœurs sont souvent assoiffés de tendresse, de beauté, de justice, précisément parce que, sans qu’ils s’en doutent eux-mêmes, ces sentiments contrastent avec leur propre violence, avec leur propre dureté. Si indomptables qu’ils paraissent, ils sont capables d’aimer jusqu’à la souffrance, d’aimer une femme d’un amour idéal et élevé. Encore un coup, ne riez pas, c’est ce qui arrive le plus souvent aux natures de cette sorte; seulement, elles ne peuvent pas dissimuler leur impétuosité parfois grossière, voilà ce qui frappe, voilà ce qu’on remarque, alors que l’intérieur demeure ignoré. En réalité, leurs passions s’apaisent rapidement, et quand ils rencontrent une personne aux sentiments élevés, ces êtres qui semblent grossiers et violents cherchent la régénération, la possibilité de s’amender, de devenir nobles, honnêtes, «sublimes», si décrié que soit ce mot. J’ai dit tout à l’heure que je respecterais le roman de mon client avec Mlle Verkhovtsev. Néanmoins, on peut parler à mots couverts; nous avons entendu, non pas une déposition, mais le cri d’une femme qui se venge, et ce n’est pas à elle à lui reprocher sa trahison, car c’est elle qui a trahi! Si elle avait eu le temps de rentrer en elle-même, elle n’aurait pas fait un pareil témoignage. Oh! ne la croyez pas, non, mon client n’est pas un «monstre», comme elle l’a appelé. Le Crucifié qui aimait les hommes a dit avant les angoisses de la Passion: «Je suis le Bon Pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis; aucune d’elles ne périra» [199]. Ne perdons pas, nous, une âme humaine! Je demandais: qu’est-ce qu’un père? C’est un nom noble et précieux, me suis-je écrié. Mais il faut user loyalement du terme, messieurs les jurés, et je me permets d’appeler les choses par leur nom. Un père tel que la victime, le vieux Karamazov, est indigne de s’appeler ainsi. L’amour filial non justifié est absurde. On ne peut susciter l’amour avec rien, il n’y a que Dieu qui tire quelque chose du néant. «Pères, ne contristez point vos enfant» [200], écrit l’apôtre d’un cœur brûlant d’amour. Ce n’est pas pour mon client que je cite ces saintes paroles, je les rappelle pour tous les pères. Qui m’a confié le pouvoir de les instruire? Personne. Mais comme homme, comme citoyen, je m’adresse à eux: vivos voco! [201] Nous ne restons pas longtemps sur terre, nos actions et nos paroles sont souvent mauvaises. Aussi mettons tous à profit les moments que nous passons ensemble pour nous adresser mutuellement une bonne parole. C’est ce que je fais; je profite de l’occasion qui m’est offerte. Ce n’est pas pour rien que cette tribune nous a été accordée par une volonté souveraine, toute la Russie nous entend. Je ne parle pas seulement pour les pères qui sont ici, je crie à tous: «Pères, ne contristez point vos enfants!» Pratiquons d’abord nous-mêmes le précepte du Christ, et alors seulement nous pourrons exiger quelque chose de nos enfants. Sinon, nous ne sommes pas des pères, mais des ennemis pour eux; il ne sont pas nos enfants, mais nos ennemis, et cela par notre faute! «On se servira envers vous de la même mesure dont vous vous serez servis» [202], ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’Évangile qui le prescrit; mesurez de la même mesure qui vous est appliquée. Comment accuser nos enfants s’ils nous rendent la pareille? Dernièrement, en Finlande, une servante fut soupçonnée d’avoir accouché clandestinement. On l’épia et l’on trouva au grenier, dissimulée derrière des briques, sa malle qui contenait le cadavre d’un nouveau-né tué par elle. On y découvrit également les squelettes de deux autres bébés, qu’elle avoua avoir tués à leur naissance. Messieurs les jurés, est-ce là une mère? Elle a bien mis au monde ses enfants, mais qui de nous oserait lui appliquer le saint nom de mère? Soyons hardis, messieurs les jurés, soyons même téméraires, nous devons l’être en ce moment et ne pas craindre certains mots, certaines idées, comme les marchandes de Moscou, qui craignent le «métal» et le «soufre» [203]. Prouvons, au contraire, que le progrès des dernières années a influé aussi sur notre développement et disons franchement: il ne suffit pas d’engendrer pour être père, il faut encore mériter ce titre. Sans doute, le mot père a une autre signification, d’après laquelle un père, fût-il un monstre, un ennemi juré de ses enfants, restera toujours leur père, par le seul fait qu’il les a engendrés. Mais c’est une signification mystique, pour ainsi dire, qui échappe à l’intelligence, qu’on peut admettre seulement comme article de foi, ainsi que bien des choses incompréhensibles auxquelles la religion ordonne de croire. Mais dans ce cas, cela doit rester hors du domaine de la vie réelle. Dans ce domaine, qui a, non seulement ses droits, mais impose de grands devoirs, si nous voulons être humains, chrétiens enfin, nous sommes tenus d’appliquer seulement des idées justifiées par la raison et l’expérience, passées au creuset de l’analyse, bref, d’agir sensément et non avec extravagance, comme en rêve ou dans le délire, pour ne pas nuire à notre semblable, pour ne pas causer sa perte. Nous ferons alors œuvre de chrétiens et non seulement de mystiques, une œuvre raisonnable, vraiment philanthropique…»