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Mais Aliocha restait grave et silencieux. S’il avait parlé alors, les choses en fussent restées là, mais il se taisait et «son silence pouvait être dédaigneux», ce qui irrita tout à fait Kolia.

«Voici qu’on nous impose de nouveau l’étude des langues mortes, c’est de la folie pure… Vous ne paraissez toujours pas d’accord avec moi, Karamazov?

– Non, fit Aliocha qui retint un sourire.

– Si vous voulez mon opinion, les langues mortes c’est une mesure de police, voilà leur unique raison d’être.» – Et peu à peu Kolia recommença à haleter – «Si on les a inscrites au programme, c’est qu’elles sont ennuyeuses et qu’elles abêtissent. Que faire pour aggraver la torpeur et la sottise régnantes? On a imaginé les langues mortes. Voilà mon opinion, et j’espère ne jamais en changer.» – Il rougit légèrement.

«C’est vrai, approuva d’un ton convaincu Smourov, qui avait écouté avec attention.

– Il est le premier en latin, fit remarquer un des écoliers.

– Oui, papa, il a beau parler comme ça, c’est le premier de la classe en latin», confirma Ilioucha.

Bien que l’éloge lui fût fort agréable, Kolia crut nécessaire de se défendre.

«Eh bien, quoi? Je pioche le latin parce qu’il le faut, parce que j’ai promis à ma mère d’achever mes études, et, à mon avis, quand on a entrepris quelque chose, on doit le faire comme il faut, mais dans mon for intérieur je méprise profondément les études classiques et toute cette bassesse… Vous n’êtes pas d’accord, Karamazov?

– Que vient faire ici la bassesse? demanda Aliocha en souriant.

– Permettez, comme tous les classiques ont été traduits dans toutes les langues, ce n’est pas pour les étudier qu’on a besoin du latin; c’est une mesure de police destinée à émousser les facultés. N’est-ce pas de la bassesse?

– Mais qui vous a enseigné tout cela? s’exclama Aliocha, enfin surpris.

– D’abord, je suis capable de le comprendre moi-même, sans qu’on me l’enseigne; ensuite, sachez que ce que je viens de vous expliquer au sujet des traductions des classiques, le professeur Kolbasnikov lui-même l’a dit devant toute la troisième…

– Voici le docteur!» dit Ninotchka qui avait tout le temps gardé le silence.

En effet, une voiture qui appartenait à Mme Khokhlakov venait de s’arrêter à la porte. Le capitaine, qui avait attendu le médecin toute la matinée, se précipita à sa rencontre.» Maman» se prépara, prit un air digne. Aliocha s’approcha du lit, arrangea l’oreiller du petit malade. De son fauteuil, Ninotchka l’observait avec inquiétude. Les écoliers prirent rapidement congé; quelques-uns promirent de revenir le soir. Kolia appela Carillon, qui sauta à bas du lit.

«Je reste, je reste, dit-il précipitamment à Aliocha; j’attendrai dans le vestibule et je reviendrai avec Carillon quand le docteur sera parti.»

Mais déjà le médecin entrait, un personnage important, en pelisse de fourrure, avec de longs favoris, le menton rasé. Après avoir franchi le seuil, il s’arrêta soudain, comme déconcerté; il croyait s’être trompé: «Où suis-je?» murmura-t-il sans ôter sa pelisse et en gardant sa casquette fourrée. Tout ce monde, la pauvreté de la chambre, le linge suspendu à une ficelle, le déroutaient. Le capitaine s’inclina profondément.

«C’est bien ici, murmura-t-il obséquieux, c’est moi que vous cherchez…

– Snié-gui-riov? prononça gravement le docteur. Mr Sniéguiriov, c’est vous?

– C’est moi!

– Ah!»

Le docteur jeta un nouveau regard dégoûté sur la chambre et ôta sa pelisse. La plaque d’un ordre brillait sur sa poitrine. Le capitaine se chargea de la pelisse, le médecin retira sa casquette.

«Où est le patient?» demanda-t-il sur un ton impérieux.

VI. Développement précoce

«Que va dire le docteur? proféra rapidement Kolia; quelle physionomie repoussante, n’est-ce pas? Je ne puis souffrir la médecine!

– Ilioucha est condamné, j’en ai bien peur, répondit Aliocha tout triste.

– Les médecins sont des charlatans! Je suis content d’avoir fait votre connaissance, Karamazov, il y a longtemps que j’en avais envie. Seulement, c’est dommage que nous nous rencontrions dans de si tristes circonstances…»

Kolia aurait bien voulu dire quelque chose de plus chaleureux, de plus expansif, mais il se sentait gêné. Aliocha s’en aperçut, sourit, lui tendit la main.

«J’ai appris depuis longtemps à respecter en vous un être rare, murmura de nouveau Kolia en s’embrouillant. On m’a dit que vous êtes un mystique, que vous avez vécu dans un monastère… Mais cela ne m’a pas arrêté. Le contact de la réalité vous guérira… C’est ce qui arrive aux natures comme la vôtre.

– Qu’appelez-vous mystique? De quoi me guérirai-je? demanda Aliocha un peu surpris.

– Eh bien, de Dieu et du reste.

– Comment, est-ce que vous ne croyez pas en Dieu?

– Je n’ai rien contre Dieu. Certainement, Dieu n’est qu’une hypothèse… mais… je reconnais qu’il est nécessaire à l’ordre… à l’ordre du monde et ainsi de suite… et s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer», ajouta Kolia, en se mettant à rougir.

Il s’imagina soudain qu’Aliocha pensait qu’il voulait étaler son savoir et se conduire en «grand».» Or, je ne veux nullement étaler mon savoir devant lui», songea Kolia avec indignation. Et il fut tout à coup très contrarié.

«J’avoue que toutes ces discussions me répugnent, déclara-t-il; on peut aimer l’humanité sans croire en Dieu, qu’en pensez-vous? Voltaire ne croyait pas en Dieu, mais il aimait l’humanité. (Encore, encore! songea-t-il à part lui.)

– Voltaire croyait en Dieu, mais faiblement, paraît-il, et il aimait l’humanité de la même façon», répondit Aliocha d’un ton tout naturel, comme s’il causait avec quelqu’un du même âge ou même plus âgé que lui.

Kolia fut frappé de ce manque d’assurance d’Aliocha dans son opinion sur Voltaire et de ce qu’il paraissait laisser résoudre cette question à lui, un jeune garçon.

«Est-ce que vous avez lu Voltaire? s’enquit Aliocha.

– Non pas précisément… C’est-à-dire si, j’ai lu Candide dans une traduction russe… une vieille traduction, mal faite, ridicule… (Encore, encore!)

– Et vous avez compris?

– Oh! oui, tout… c’est-à-dire… pourquoi pensez-vous que je n’ai pas compris? Bien sûr, il y a des passages salés… Je suis capable, assurément, de comprendre que c’est un roman philosophique, écrit pour démontrer une idée…» – Kolia s’embrouillait décidément. – «Je suis socialiste, Karamazov, socialiste incorrigible», déclara-t-il soudain de but en blanc.

Aliocha se mit à rire.

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