– J’irai, bien-aimé, selon ta parole, tu as lu dans mon cœur. Nikitouchka, tu m’attends, mon chéri, tu m’attends», commençait à se lamenter la femme, mais le starets se tournait déjà vers une petite vieille, habillée non en pérégrine, mais en citadine. On voyait à ses yeux qu’elle avait une communication à faire. C’était la veuve d’un sous-officier, habitante de notre ville. Son fils Vassili, employé dans un commissariat, était parti pour Irkoutsk, en Sibérie. Il lui avait écrit deux fois, mais depuis un an il ne donnait plus signe de vie; elle avait fait des démarches et ne savait où se renseigner.
«L’autre jour, Stéphanie Ilinichna Bédriaguine, une riche marchande, m’a dit: «Écris sur un billet le nom de ton fils, Prochorovna [35], va à l’église, et commande des prières pour le repos de son âme. Son âme sera dans l’angoisse et il t’écrira. C’est un moyen sûr et fréquemment éprouvé.» Seulement, j’ai des doutes… Toi qui es notre lumière, dis-moi si c’est bien ou mal?
– Garde-t’en bien. Tu devrais même avoir honte de le demander. Comment peut-on prier pour le repos d’une âme vivante, et sa propre mère encore! C’est un grand péché, comme la sorcellerie; seule ton ignorance te vaut le pardon. Prie plutôt pour sa santé la Reine des Cieux, prompte Médiatrice, Auxiliaire des pécheurs, afin qu’elle te pardonne ton erreur. Et alors, Prochorovna: ou bien ton fils reviendra bientôt vers toi, ou il enverra sûrement une lettre. Sache-le. Va en paix, ton fils est vivant, je te le dis.
– Bien-aimé, que Dieu te récompense, toi notre bienfaiteur, qui prie pour nous tous, pour le rachat de nos péchés.»
Mais le starets avait déjà remarqué dans la foule le regard ardent, dirigé vers lui, d’une paysanne à l’air poitrinaire, accablée bien qu’encore jeune. Elle gardait le silence, ses yeux imploraient, mais elle paraissait craindre de s’approcher.
«Que veux-tu, ma chère?
– Soulage mon âme, bien-aimé», murmura-t-elle doucement. Sans hâte, elle se mit à genoux, se prosterna à ses pieds. «J’ai péché, mon bon père, et je crains mon péché.»
Le starets s’assit sur la dernière marche, la femme se rapprocha de lui, toujours agenouillée.
«Je suis veuve depuis trois ans, commença-t-elle à mi-voix. La vie n’était pas gaie avec mon mari, il était vieux et me battait durement. Une fois qu’il était couché, malade, je songeai en le regardant: «Mais s’il se rétablit et se lève de nouveau, alors qu’arrivera-t-il?» Et cette idée ne me quitta plus…
– Attends», dit le starets, en approchant son oreille des lèvres de la femme. Celle-ci continua d’une voix qu’on entendait à peine. Elle eut bientôt fini.
«Il y a trois ans? demanda le starets.
– Trois ans. D’abord je n’y pensais pas, mais la maladie est venue et je suis dans l’angoisse.
– Tu viens de loin?
– J’ai fait cinq cents verstes.
– T’es-tu confessée?
– Oui, deux fois.
– As-tu été admise à la communion?
– Oui. J’ai peur; j’ai peur de mourir.
– Ne crains rien et n’aie jamais peur, ne te chagrine pas. Pourvu que le repentir dure, Dieu pardonne tout. Il n’y a pas de péché sur la terre que Dieu ne pardonne à celui qui se repent sincèrement. L’homme ne peut pas commettre de péché capable d’épuiser l’amour infini de Dieu. Car peut-il y avoir un péché qui dépasse l’amour de Dieu? Ne songe qu’au repentir et bannis toute crainte. Crois que Dieu t’aime comme tu ne peux te le figurer, bien qu’il t’aime dans ton péché et avec ton péché. Il y aura plus de joie dans les cieux pour un pécheur qui se repent que pour dix justes [36]. Ne t’afflige pas au sujet des autres et ne t’irrite pas des injures. Pardonne dans ton cœur au défunt toutes ses offenses envers toi, réconcilie-toi avec lui en vérité. Si tu te repens, c’est que tu aimes. Or, si tu aimes, tu es déjà à Dieu… L’amour rachète tout, sauve tout. Si moi, un pécheur comme toi, je me suis attendri, à plus forte raison le Seigneur aura pitié de toi. L’amour est un trésor si inestimable qu’en échange tu peux acquérir le monde entier et racheter non seulement tes péchés, mais ceux des autres. Va et ne crains rien.»
Il fit trois fois sur elle le signe de la croix, ôta de son cou une petite image et la passa au cou de la pécheresse, qui se prosterna en silence jusqu’à terre. Il se leva et regarda gaiement une femme bien portante qui tenait un nourrisson sur les bras.
«Je viens de Vychégorié, bien-aimé.
– Tu as fait près de deux lieues avec cet enfant sur les bras! Que veux-tu?
– Je suis venue te voir. Ce n’est pas la première fois, l’as-tu déjà oublié? Tu as peu de mémoire si tu ne te souviens pas de moi. On disait chez nous que tu étais malade. «Eh bien! pensai-je, je vais aller le voir!» Je te vois et tu n’as rien. Tu vivras encore vingt ans, ma parole. Comment pourrais-tu tomber malade quand il y a tant de gens qui prient pour toi!
– Merci de tout cœur, ma chère.
– À propos, j’ai une petite demande à t’adresser: voilà soixante kopecks, donne-les à une autre plus pauvre que moi. En venant je songeais: «Mieux vaut les lui remettre; il saura à qui les donner.»
– Merci, ma chère, merci, ma bonne, je n’y manquerai pas. Tu me plais. C’est une fillette que tu as dans les bras?
– Une fillette, bien-aimé, Elisabeth.
– Que le Seigneur vous bénisse toutes les deux, toi et la petite Elisabeth. Tu as réjoui mon cœur, mère. Adieu, mes chères filles.»
Il les bénit toutes et leur fit une profonde révérence.
IV. Une dame de peu de foi
Pendant cette conversation avec les femmes du peuple, la dame de passage versait de douces larmes qu’elle essuyait avec son mouchoir. C’était une femme du monde fort sensible et aux penchants vertueux. Quand le starets l’aborda enfin, elle l’accueillit avec enthousiasme.
«J’ai éprouvé une telle impression, en contemplant cette scène attendrissante. – L’émotion lui coupa la parole. – Oh! je comprends que le peuple vous aime; moi aussi j’aime le peuple, comment n’aimerait-on pas notre excellent peuple russe, si naïf dans sa grandeur!
– Comment va votre fille? Vous m’avez fait demander un nouvel entretien?
– Oh! je l’ai instamment demandé, j’ai supplié, j’étais prête à me mettre à genoux et à rester trois jours devant vos fenêtres, jusqu’à ce que vous me laissiez entrer. Nous sommes venues, grand guérisseur, vous exprimer notre reconnaissance enthousiaste. Car c’est vous qui avez guéri Lise – tout à fait – jeudi, en priant devant elle et en lui imposant les mains. Nous avions hâte de baiser ces mains, de vous témoigner nos sentiments et notre vénération.
– Je l’ai guérie, dites-vous? Mais elle est encore couchée dans son fauteuil?