Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

«Socialiste, mais quand avez-vous eu le temps de le devenir? Vous n’avez que treize ans, je crois?»

Kolia fut vexé.

«D’abord, je n’ai pas treize ans, mais quatorze dans quinze jours, dit-il impétueusement; ensuite, je ne comprends pas du tout ce que vient faire mon âge ici. Il s’agit de mes convictions et non de mon âge, n’est-ce pas?

– Quand vous serez plus grand, vous verrez quelle influence l’âge a sur les idées. Il m’a semblé aussi que cela ne venait pas de vous», répondit Aliocha sans s’émouvoir; mais Kolia nerveux, l’interrompit.

«Permettez, vous êtes partisan de l’obéissance et du mysticisme. Convenez que le christianisme, par exemple, n’a servi qu’aux riches et aux grands pour maintenir la classe inférieure dans l’esclavage?

– Ah! je sais où vous avez lu cela; on a dû vous endoctriner! s’exclama Aliocha.

– Permettez, pourquoi aurais-je lu nécessairement cela? Et personne ne m’a endoctriné. Je suis capable de juger moi-même… Et si vous le voulez, je ne suis pas adversaire du Christ. C’était une personnalité tout à fait humaine, et s’il avait vécu à notre époque, il se serait joint aux révolutionnaires. Peut-être aurait-il joué un rôle en vue… C’est même hors de doute.

– Mais, où avez-vous pêché tout cela? Avec quel imbécile vous êtes-vous lié? s’exclama Aliocha.

– On ne peut pas dissimuler la vérité. J’ai souvent l’occasion de causer avec M. Rakitine, mais… on prétend que le vieux Biélinski aussi a dit cela.

– Biélinski? Je ne me souviens pas, il ne l’a écrit nulle part.

– S’il ne l’a pas écrit, il l’a dit, assure-t-on. Je l’ai entendu dire à un… d’ailleurs, qu’importe…

– Avez-vous lu Biélinski?

– À vrai dire… non… je ne l’ai pas lu, sauf le passage sur Tatiana, vous savez, pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine [165].

– Pourquoi elle ne part pas avec Oniéguine? Est-ce que vous… comprenez déjà ça?

– Permettez, je crois que vous me prenez pour le jeune Smourov! s’exclama Kolia avec un sourire irrité. D’ailleurs, n’allez pas croire que je sois un grand révolutionnaire. Je suis souvent en désaccord avec M. Rakitine. Je ne suis pas partisan de l’émancipation des femmes. Je reconnais que la femme est une créature inférieure et doit obéir. Les femmes tricotent [166], a dit Napoléon – Kolia sourit – et, du moins en cela, je suis tout à fait de l’avis de ce pseudo-grand homme. J’estime également que c’est une lâcheté de s’expatrier en Amérique, pis que cela, une sottise. Pourquoi aller en Amérique, quand on peut travailler chez nous au bien de l’humanité? Surtout maintenant. Il y a tout un champ d’activité féconde. C’est ce que j’ai répondu.

– Comment, répondu? À qui? Est-ce qu’on vous a déjà proposé d’aller en Amérique?

– On m’y a poussé, je l’avoue, mais j’ai refusé. Ceci, bien entendu, entre nous, Karamazov, motus, vous entendez. Je n’en parle qu’à vous. Je n’ai aucune envie de tomber entre les pattes de la Troisième Section et de prendre des leçons au pont des Chaînes [167].

«Tu te rappelleras le bâtiment.

Près du pont des Chaînes».

«Vous souvenez-vous? C’est magnifique! Pourquoi riez-vous? Ne pensez-vous pas que je vous ai raconté des blagues? (Et s’il apprend que je ne possède que cet unique numéro de la Cloche [168] et que je n’ai rien lu d’autre? songea Kolia en frissonnant.)

– Oh! non, je ne ris pas et je ne pense nullement que vous m’avez menti, pour la bonne raison que c’est hélas! la pure vérité! Dites-moi, avez-vous lu l’Oniéguine de Pouchkine? Vous parliez de Tatiana…

– Non, pas encore, mais je veux le lire. Je suis sans préjugés, Karamazov. Je veux entendre l’une et l’autre partie. Pourquoi cette question?

– Comme ça.

– Dites, Karamazov, vous devez me mépriser? trancha Kolia, qui se dressa devant Aliocha comme pour se mettre en position. De grâce, parlez franchement.

– Vous mépriser? s’écria Aliocha en le regardant avec stupéfaction. Pourquoi donc? Je déplore seulement qu’une nature charmante comme la vôtre, à l’aurore de la vie, soit déjà pervertie par de telles absurdités.

– Ne vous inquiétez pas de ma nature, interrompit Kolia non sans fatuité, mais pour soupçonneux, je le suis. Sottement et grossièrement soupçonneux. Vous avez souri, tout à l’heure, et il m’a semblé…

– Oh! c’était pour une toute autre raison. Voyez plutôt: j’ai lu récemment l’opinion d’un étranger, un Allemand établi en Russie, sur la jeunesse d’aujourd’hui: «Si vous montrez à un écolier russe, écrit-il, une carte du firmament dont il n’avait jusqu’alors, aucune idée, il vous rendra le lendemain cette carte corrigée.» Des connaissances nulles et une présomption sans bornes, voilà ce que l’Allemand entendait reprocher à l’écolier russe.

– Mais c’est tout à fait vrai! fit Kolia dans un éclat de rire, c’est la vérité même! Bravo, l’Allemand! Pourtant, cette tête carrée n’a pas envisagé le bon côté de la chose: qu’en pensez-vous? La présomption, soit, ça vient de la jeunesse, ça se corrige, si vraiment ça doit être corrigé; en revanche, il y a l’esprit d’indépendance dès les plus jeunes années, la hardiesse des idées et des convictions, au lieu de leur servilité rampante devant toute autorité. Néanmoins, l’Allemand a dit vrai! Bravo l’Allemand! Cependant, il faut serrer la vis aux Allemands. Bien qu’ils soient forts dans les sciences, il faut leur serrer la vis…

– Pourquoi cela? s’enquit Aliocha, souriant.

– Admettons que j’ai crâné. Je suis parfois un enfant terrible, et quand quelque chose me plaît, je ne me retiens pas, je débite des niaiseries. À propos, nous sommes là à bavarder, et ce docteur n’en finit pas. D’ailleurs, il se peut qu’il examine la maman et Nina, l’infirme. Savez-vous que cette Nina m’a plu?… Quand je sortais, elle m’a chuchoté d’un ton de reproche: «Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt?» Je la crois très bonne, très pitoyable.

– Oui, oui, vous reviendrez, vous verrez quelle créature c’est. Il vous faut en connaître de semblables pour apprécier beaucoup de choses que vous apprendrez précisément dans leur compagnie, déclara Aliocha avec chaleur. C’est le meilleur moyen de vous transformer.

– Oh! que je regrette, que je m’en veux de n’être pas venu plus tôt! dit Kolia avec amertume.

– Oui, c’est bien dommage. Vous avez vu la joie du pauvre petit! Si vous saviez comme il se consumait en vous attendant!

– Ne m’en parlez pas! vous avivez mes regrets. D’ailleurs, je l’ai bien mérité. Si je ne suis pas venu, c’est la faute de mon amour-propre, de mon égoïsme, de ce vil despotisme, dont je n’ai jamais pu me débarrasser, malgré tous mes efforts. Je le vois maintenant, par bien des côtés, je suis un misérable, Karamazov!

вернуться

[165] Les études du grand critique Biélinski (1811-1848) sur Pouchkine et, en particulier, sur Eugène Oniéguine sont réputées. Tatiana est l’héroïne de ce célèbre poème.

вернуться

[166] En français dans le texte.

вернуться

[167] La Troisième section, police secrète politique, avait son siège près du pont des Chaînes – Tsiépnoï Most.

вернуться

[168] La célèbre revue éditée par Herzen à Londres et introduite clandestinement en Russie.

165
{"b":"125310","o":1}