– Si c’est ainsi, il faut…
– Il faut prendre un parti, et quant à moi, je sais ce qu’il me reste à faire», dit-elle, se disposant à quitter la chambre, lorsque la porte s’ouvrit et livra passage à Yavshine. Elle s’arrêta aussitôt et lui souhaita le bonjour. Pourquoi dissimulait-elle ainsi devant un étranger qui tôt ou tard devait tout apprendre? C’est ce qu’elle n’aurait pu expliquer; mais elle se rassit et demanda tranquillement:
«Vous a-t-on payé votre argent? (Elle savait que Yavshine venait de gagner au jeu une grosse somme.)
– Je le recevrai probablement dans la journée, répondit le géant, remarquant qu’il était entré mal à propos. Quand partez-vous?
– Après-demain, je pense, dit Wronsky.
– N’avez-vous jamais pitié de vos malheureux adversaires? continua Anna s’adressant toujours au joueur.
– C’est une question que je ne me suis pas posée, Anna Arcadievna. Ma fortune tout entière est là, fit-il montrant sa poche; mais, riche en ce moment, je puis être pauvre en sortant du club ce soir. Celui qui joue avec moi me gagnerait volontiers jusqu’à ma chemise: c’est cette lutte qui fait le plaisir.
– Mais si vous étiez marié, qu’en dirait votre femme?
– Aussi bien, je ne compte pas me marier, répondit Yavshine en riant.
– Et vous n’avez jamais été amoureux?
– Oh Seigneur! combien de fois! mais toujours de façon à ne pas manquer ma partie.»
Un amateur de chevaux, venant pour affaires, entra sur ces entrefaites, et Anna quitta la salle à manger.
Avant de sortir, Wronsky passa chez elle, et chercha quelque chose sur la table. Elle feignit de ne pas l’apercevoir, mais, honteuse de cette dissimulation:
«Que vous faut-il? lui demanda-t-elle en français.
– Le certificat d’origine du cheval que je viens de vendre, répondit Wronsky d’un ton qui signifiait plus clairement que des paroles: «Je n’ai pas le temps d’entamer des explications qui ne mèneraient à rien». «Je ne suis pas coupable, pensait-il: tant pis pour elle, si elle veut se punir.» Il crut cependant en quittant la chambre qu’elle l’appelait.
«Qu’y a-t-il, Anna? demanda-t-il.
– Rien, répondit celle-ci froidement.
– Tant pis», se dit-il encore.
En passant devant une glace il aperçut un visage si décomposé que l’idée de s’arrêter pour consoler Anna lui vint, mais trop tard, il était déjà loin. Sa journée se passa tout entière hors de la maison, et, lorsqu’il rentra, la femme de chambre lui apprit qu’Anna Arcadievna avait la migraine et priait qu’on ne la dérangeât pas.
XXVI
Jamais encore une journée ne s’était écoulée sans amener une réconciliation, et cette fois leur querelle avait ressemblé à une rupture. Pour s’éloigner comme Wronsky l’avait fait, malgré l’état de désespoir auquel il l’avait vue réduite, c’est qu’il la haïssait, qu’il en aimait une autre. Les mots cruels sortis de la bouche du comte revenaient tous à la mémoire d’Anna, et dans son imagination s’aggravaient de propos grossiers dont il était incapable.
«Je ne vous retiens pas, lui faisait-elle dire, vous pouvez partir; puisque vous ne teniez pas au divorce, c’est que vous comptiez retourner chez votre mari. S’il vous faut de l’argent, vous n’avez qu’à déclarer la somme.
«Mais hier encore il me jurait qu’il n’aimait que moi!… C’est un homme honnête et sincère, se disait-elle le moment d’après. Ne me suis-je déjà pas désespérée inutilement bien des fois?»
Elle passa toute la journée, sauf une visite de deux heures qu’elle fit à la famille de sa protégée, en alternatives de doute et d’espérance; lasse d’attendre toute la soirée, elle finit par rentrer dans sa chambre, en recommandant à Annouchka de la dire souffrante. «S’il vient malgré tout, c’est qu’il m’aime encore; sinon, c’est fini, et je sais ce qu’il me reste à faire.»
Elle entendit le roulement de la calèche sur le pavé quand le comte rentra, son coup de sonnette et son colloque avec Annouchka; puis ses pas s’éloignèrent, il rentra dans son cabinet, et Anna comprit que le sort en était jeté. La mort lui apparut alors comme l’unique moyen de punir Wronsky, de triompher de lui et de reconquérir son amour. Le départ, le divorce, devenaient choses indifférentes: l’essentiel était le châtiment.
Elle prit sa fiole d’opium et versa la dose accoutumée dans un verre; en avalant le tout il était si facile d’en finir! Couchée, les yeux ouverts, elle suivit sur le plafond l’ombre de la bougie qui achevait de brûler dans un bougeoir, et dont la lumière tremblante se confondait par moments avec l’ombre du paravent qui divisait la chambre.
Que penserait-il quand elle aurait disparu? Que de remords il éprouverait! «Comment ai-je pu lui parler durement? se dirait-il, la quitter sans une parole d’affection, et elle n’est plus, elle nous a quittés pour jamais!» Tout à coup l’ombre du paravent sembla chanceler et gagner tout le plafond, les autres ombres se rejoignirent, vacillèrent, et se confondirent dans une obscurité complète. «La mort!» pensa-t-elle avec effroi, et une terreur si profonde s’empara de tout son être que, cherchant des allumettes d’une main tremblante, elle resta quelque temps à rassembler ses idées sans savoir où elle se trouvait; des larmes de joie lui inondèrent le visage lorsqu’elle comprit qu’elle vivait encore. «Non, non, tout plutôt que la mort! Je l’aime, il m’aime aussi, ces mauvais jours passeront!» Et pour échapper à ses frayeurs elle prit la bougie, et se sauva dans le cabinet de Wronsky.
Il y dormait d’un paisible sommeil, qu’elle contempla longuement, en pleurant d’attendrissement; mais elle se garda bien de le réveiller, il l’aurait regardée de son air glacial, et elle-même n’eût pas résisté au besoin de se justifier et de l’accuser. Elle rentra donc dans sa chambre, prit une double dose d’opium, et s’endormit d’un sommeil pesant qui ne lui ôta pas le sentiment de ses souffrances. Vers le matin elle eut un cauchemar affreux: comme autrefois elle vit un petit moujik ébouriffé prononcer d’inintelligibles paroles en remuant quelque chose, et ce quelque chose lui sembla d’autant plus terrifiant que l’homme l’agitait au-dessus de sa tête à elle, sans avoir l’air de la remarquer. Une sueur froide l’inonda.
À son réveil les événements de la veille lui revinrent confusément à l’esprit.
«Que s’est-il passé de si désespéré? pensa-t-elle, une querelle? ce n’est pas la première. J’ai prétexté une migraine et il n’a pas voulu me déranger, voilà tout. Demain nous partons; il faut le voir, lui parler et hâter le départ.»
Aussitôt levée, elle se dirigea vers le cabinet de Wronsky; mais, en traversant le salon, le bruit d’une voiture s’arrêtant à la porte attira son attention, et la fit regarder par la fenêtre. C’était un coupé: une jeune fille en chapeau clair, penchée à la portière, donnait des ordres à un valet de pied; celui-ci sonna, on parla dans le vestibule; puis quelqu’un monta, et Anna entendit Wronsky descendre l’escalier en courant. Elle le vit sortir tête nue sur le perron, s’approcher de la voiture, prendre un paquet des mains de la jeune fille, et sourire en lui parlant. Le coupé s’éloigna et Wronsky remonta vivement.