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«Qu’est-ce que ce quartier inconnu? des montagnes, des maisons, toujours des maisons, habitées par des gens qui se haïssent les uns les autres…

«Que pourrait-il m’arriver qui me donnerait encore du bonheur? Supposons qu’Alexis Alexandrovitch consente au divorce, qu’il me rende Serge, que j’épouse Wronsky?» Et en songeant à Karénine Anna le vit devant elle, avec son regard éteint, ses mains veinées de bleu, ses phalanges qui craquaient, et l’idée de leurs rapports, jadis qualifiés de tendres, la fit tressaillir d’horreur. «Admettons que je sois mariée; Kitty me respectera-t-elle pour cela? Serge ne se demandera-t-il pas pourquoi j’ai deux maris? Wronsky changera-t-il pour moi? peut-il encore s’établir entre lui et moi des relations qui me donnent, je ne dis pas du bonheur, mais des sensations qui ne soient pas une torture? Non, se répondit-elle sans hésiter, la scission entre nous est trop profonde; je fais son malheur, il fait le mien, nous n’y changerons plus rien! – Pourquoi cette mendiante avec son enfant, s’imagine-t-elle inspirer la pitié? Ne sommes-nous pas tous jetés sur cette terre pour souffrir les uns par les autres? Des écoliers qui rentrent du gymnase… mon petit Serge!… lui aussi j’ai cru l’aimer, mon affection pour lui m’attendrissait moi-même. J’ai pourtant vécu sans lui, échangeant son amour contre celui d’un autre, et, tant que cette passion pour l’autre a été satisfaite, je ne me suis pas plainte de l’échange.» Elle était presque contente d’analyser ses sentiments avec cette implacable clarté. «Nous en sommes tous là, moi, Pierre, le cocher, tous ces marchands, les gens qui vivent au bord du Volga et qu’on attire par ces annonces collées au mur, partout, toujours…

– Faut-il prendre le billet pour Obiralowka?» demanda Pierre en approchant de la gare.

Elle eut peine à comprendre cette question, ses pensées étaient ailleurs et elle avait oublié ce qu’elle venait faire.

«Oui», répondit-elle enfin, lui tendant sa bourse et descendant de calèche, son petit sac rouge à la main.

Les détails de sa situation lui revinrent à la mémoire pendant qu’elle traversait la foule pour se rendre à la salle d’attente; assise sur un grand divan circulaire, en attendant le train, elle repassa dans sa pensée les différentes résolutions auxquelles elle pouvait se fixer; puis elle se représenta le moment où elle arriverait à la station, le billet qu’elle écrirait à Wronsky, ce qu’elle lui dirait en entrant dans le salon de la vieille comtesse, où peut-être en ce moment il se plaignait des amertumes de sa vie. L’idée qu’elle aurait encore pu vivre heureuse traversa son cerveau;… combien il était dur d’aimer et de haïr tout à la fois! combien surtout son pauvre cœur battait à se rompre!…

XXXI

Un coup de sonnette retentit, quelques jeunes gens bruyants et d’apparence vulgaire passèrent devant elle; Pierre traversa la salle, s’approcha pour l’escorter jusqu’au wagon; les hommes groupés près de la porte firent silence en la voyant passer; l’un d’eux murmura quelques mots à son voisin, ce devait être une grossièreté. Anna prit place dans un wagon de première, et déposa son sac sur le siège de drap gris fané; Pierre souleva son chapeau galonné avec un sourire idiot en signe d’adieu, et s’éloigna. Le conducteur ferma la portière. Une dame ridiculement attifée, et qu’Anna déshabilla en imagination pour s’épouvanter de sa laideur, courait le long du quai suivie d’une petite fille riant avec affectation.

«Cette enfant est grotesque et déjà prétentieuse», pensa Anna, et pour ne voir personne elle s’assit du côté opposé de la voiture.

Un petit moujik sale, en casquette, d’où s’échappaient des touffes de cheveux ébouriffés, passa près de la fenêtre, se penchant au-dessus de la voie.

«Cette figure ne m’est pas inconnue», pensa Anna, et tout à coup elle se rappela son cauchemar, et recula avec épouvante vers la porte du wagon que le conducteur ouvrait pour faire entrer un monsieur et une dame.

«Vous désirez sortir?»

Anna ne répondit pas, et personne ne put remarquer sous son voile la terreur qui la glaçait. Elle se rassit; le couple prit place en face d’elle, examinant discrètement, quoique avec curiosité, les détails de sa toilette. Le mari demanda la permission de fumer et, l’ayant obtenue, fit remarquer à sa femme en français qu’il éprouvait encore plus le besoin de parler que celui de fumer; ils échangeaient tous deux des observations stupides dans le but d’attirer l’attention d’Anna et de lier conversation avec elle, Ces gens-là devaient se détester; d’aussi tristes monstres pouvaient-ils aimer?

Le bruit, les cris, les rires qui succédèrent au second coup de sonnette, donnèrent à Anna l’envie de se boucher les oreilles; qu’est-ce qui pouvait bien faire rire? Après le troisième signal la locomotive siffla, le train s’ébranla, et le monsieur fit un signe de croix. «Que peut-il bien entendre par là?» pensa Anna, détournant les yeux d’un air furieux, pour regarder par-dessus la tête de la dame les wagons et les murs de la gare qui passaient devant la fenêtre; le mouvement devint plus rapide, les rayons du soleil couchant parvinrent jusqu’à la voiture, et une légère brise se joua dans les stores.

Anna, oubliant ses voisins, respira l’air frais, et reprit le cours de ses réflexions:

«À quoi pensais-je? à ce que ma vie, de quelque façon que je me la représente, ne peut être que douleur; nous sommes tous voués à la souffrance, et ne cherchons que le moyen de nous le dissimuler. Mais lorsque la vérité nous crève les yeux?

«La raison a été donnée à l’homme pour repousser ce qui le gêne», dit la dame en français, enchantée de sa phrase.

Ces paroles répondaient à la pensée d’Anna.

«Repousser ce qui le gêne», répéta-t-elle, et un coup d’œil jeté sur l’homme et sa maigre moitié lui fit comprendre que celle-ci devait se considérer comme une créature incomprise, et que son gros mari ne l’en dissuadait pas et en profitait pour la tromper. Anna plongeait dans les replis les plus intimes de leurs cœurs; mais cela manquait d’intérêt, et elle continua à réfléchir.

Elle suivit la foule en arrivant à la station, cherchant à éviter le grossier contact de ce monde bruyant, et s’attardant sur le quai pour se demander ce qu’elle allait faire. Tout lui paraissait maintenant d’une exécution difficile; poussée, heurtée, curieusement observée, elle ne savait où se réfugier. Enfin elle eut l’idée d’arrêter un employé pour lui demander si le cocher du comte Wronsky n’était pas à la station avec un message.

«Le comte Wronsky? tout à l’heure on est venu chercher la princesse Sarokine et sa fille. Comment est-il ce cocher?»

Au même moment Anna vit s’avancer vers elle son envoyé, le cocher Michel, en beau caftan neuf, portant un billet avec importance, et fier d’avoir rempli sa mission.

Anna brisa le cachet, et son cœur se serra en lisant:

«Je regrette que votre billet ne m’ait pas trouvé à Moscou. Je rentrerai à dix heures.

«WRONSKI.»

«C’est cela, je m’y attendais», dit-elle avec un sourire sardonique.

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