– Plus que cela, princesse.
– Avez-vous lu le télégramme? on a encore battu les Turcs. À propos, savez-vous qui part aujourd’hui? le comte Wronsky! dit la princesse d’un air triomphant, avec un sourire significatif.
– Je l’avais entendu dire, mais je ne savais pas qu’il partait aujourd’hui.
– Je viens de l’apercevoir, il est ici avec sa mère; au fond il ne pouvait rien faire de mieux.
– Oh! certainement.»
Pendant cette conversation, la foule se précipitait dans la salle du buffet, où un monsieur, le verre en main, tenait aux volontaires un discours, qu’il termina en les bénissant d’une voix émue au nom de «notre mère Moscou». La foule répondit par des vivats, et Serge Ivanitch, ainsi que sa compagne, furent presque renversés par les manifestations de l’enthousiasme public.
«Qu’en dites-vous, princesse? cria tout à coup au milieu de la foule la voix ravie de Stépane Arcadiévitch, se frayant un chemin dans la mêlée. N’est-ce pas qu’il a bien parlé? Bravo! c’est vous, Serge Ivanitch, qui devriez leur dire quelques paroles d’approbation, ajouta Oblonsky de son air caressant, en touchant le bras de Kosnichef.
– Oh non! je pars.
– Où allez-vous?
– Chez mon frère.
– Alors vous verrez ma femme; dites-lui que vous m’avez rencontré, que tout est «all right», elle comprendra; dites-lui aussi que je suis nommé membre de la commission, elle sait ce que c’est, je lui ai déjà écrit. Excusez, princesse, ce sont les petites misères de la vie humaine, dit-il en se tournant vers la dame. Vous savez que la Miagkaïa, pas Lise, mais Bibiche, envoie mille fusils et douze sœurs infirmières! Le saviez-vous?
– Oui, répondit froidement Kosnichef.
– Quel dommage que vous partiez! nous donnons demain un dîner d’adieu à deux volontaires, Bartalansky de Pétersbourg et notre Weslowsky, qui, à peine marié, part déjà. C’est beau, n’est-ce pas?»
Et sans remarquer qu’il n’intéressait en rien ses interlocuteurs, Oblonsky continua à bavarder.
«Que dites-vous?» s’écria-t-il lorsque la princesse lui eut appris que Wronsky partait par le premier train; une teinte de tristesse se peignit momentanément sur sa joyeuse figure; mais il oublia vite les larmes qu’il avait versées sur le corps de sa sœur, pour ne voir en Wronsky qu’un héros et un vieil ami; il courut le rejoindre.
«Il faut lui rendre justice malgré ses défauts, dit la princesse lorsque Stépane Arcadiévitch se fut éloigné, c’est une nature slave par excellence. Je crains cependant que le comte n’ait aucun plaisir à le voir. Quoi qu’on dise, ce malheureux Wronsky me touche; tâchez de causer un peu avec lui en voyage.
– Certainement, si j’en trouve l’occasion.
– Il ne m’a jamais plu, mais je trouve que ce qu’il fait maintenant rachète bien des torts. Vous savez qu’il emmène un escadron à ses frais?»
La sonnette retentit et la foule se pressa vers les portes.
«Le voici», dit la princesse montrant à Kosnichef Wronsky, vêtu d’un long paletot, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, et donnant le bras à sa mère. Oblonsky les suivait en causant avec animation; il avait probablement signalé la présence de Kosnichef, car Wronsky se tourna du côté indiqué, et souleva silencieusement son chapeau, découvrant un front vieilli et ravagé par la douleur. Il disparut aussitôt sur le quai.
Les hourras et l’hymne national chanté en chœur retentirent jusqu’au départ du train; un jeune volontaire, de taille élevée, aux épaules voûtées et à l’air maladif, répondait au public avec ostentation, en agitant son bonnet de feutre et un bouquet au-dessus de sa tête; derrière lui, deux officiers et un homme âgé coiffé d’une vieille casquette saluaient plus modestement.
III
Kosnichef, après avoir pris congé de la princesse, entra avec Katavasof, qui venait de le rejoindre, dans un wagon bourré de monde.
L’hymne national accueillit encore les volontaires à la station suivante, et ceux-ci répondirent par les mêmes saluts; ces ovations étaient trop familières à Serge Ivanitch, et le type des volontaires trop connu, pour qu’il témoignât la moindre curiosité; mais Katavasof, que ses études tenaient éloignés de ce milieu, prit intérêt à ces scènes nouvelles pour lui, et interrogea son compagnon au sujet des volontaires. Serge Ivanitch lui conseilla de les étudier dans leur wagon à la station suivante, et Katavasof suivit cet avis.
Il trouva les quatre héros assis dans un coin de la voiture, causant bruyamment, et se sachant l’objet de l’attention générale; le grand jeune homme voûté parlait plus haut que les autres, sous l’influence de trop nombreuses libations, et racontait une histoire à un officier en petite tenue d’uniforme autrichien; le troisième volontaire, en uniforme d’artilleur, était assis auprès d’eux sur un coffre, et le quatrième dormait. Katavasof apprit que le jeune homme maladif était un marchand, qui, à peine âgé de vingt-deux ans, était parvenu à manger une fortune considérable, et croyait s’être attiré l’admiration du monde entier en partant pour la Serbie. C ’était un enfant gâté, perdu de santé et plein de suffisance; il fit la plus mauvaise impression au professeur.
Le second ne valait guère mieux; il avait essayé de tous les métiers, et parlait de toute chose sur un ton tranchant et avec la plus complète ignorance.
Le troisième, au contraire, plut à Katavasof par sa modestie et sa douceur; la présomption et la fausse science de ses compagnons lui imposaient, et il se tenait sur la réserve.
«Qu’allez-vous faire en Serbie? lui demanda le professeur.
– J’y vais, comme tout le monde, essayer de me rendre utile.
– On y manque d’artilleurs.
– Oh! j’ai si peu servi dans l’artillerie!» Et il raconta que, n’ayant pu subir ses examens, il avait dû quitter l’armée comme sous-officier.
L’impression produite par ces personnages était peu favorable; un vieillard en uniforme militaire, qui les écoutait avec Katavasof, ne semblait guère plus édifié que lui; il trouvait difficile de prendre au sérieux ces héros dont la valeur militaire se puisait surtout dans leurs gourdes de voyage; mais, devant la surexcitation actuelle des esprits, il était imprudent de se prononcer franchement; le vieux militaire, interrogé, par Katavasof sur l’impression que lui faisaient les volontaires, se borna donc à répondre en souriant des yeux:
«Que voulez-vous, il faut des hommes!» Et, sans approfondir mutuellement leurs sentiments à ce sujet, ils causèrent des nouvelles du jour et de la fameuse bataille où les turcs devaient tous être anéantis.
Katavasof n’en dit pas plus long à Serge Ivanitch tandis qu’il reprenait sa place auprès de lui: il n’eut pas le courage de son opinion.
Les chœurs, les acclamations, les bouquets et les quêteuses se retrouvèrent à la ville suivante; on accompagna les volontaires au buffet comme à Moscou, mais avec une nuance d’enthousiasme moindre.