«Tu n’es pas rentré? dit tout à coup la voix de Kitty, tu n’as rien qui te préoccupe? demanda-t-elle en examinant attentivement le visage de son mari à la clarté des étoiles. Un éclair sillonnant l’horizon le lui fit voir calme et heureux.
«Elle me comprend, pensa-t-il en la voyant sourire; elle sait à quoi je pense; faut-il le lui dire?» Mais au moment où il allait parler, Kitty l’interrompit.
«Je t’en prie, Kostia, dit-elle, va jeter un coup d’œil dans la chambre de Serge pour voir si tout y est en ordre. Cela me gêne d’y aller.
– Fort bien, j’y vais», répondit Levine en se levant pour l’embrasser.
«Non, mieux vaut me taire, pensa-t-il tandis que la jeune femme rentrait au salon; ce secret n’a d’importance que pour moi seul, et mes paroles ne sauraient l’expliquer. – Ce sentiment nouveau ne m’a ni changé, ni ébloui, ni rendu heureux comme je le pensais; de même que pour l’amour paternel il n’y a eu ni surprise ni ravissement; mais ce sentiment s’est glissé dans mon âme par la souffrance, désormais il s’y est fermement implanté, et quelque nom que je cherche à lui donner, c’est la foi.
«Je continuerai probablement à m’impatienter contre mon cocher, à discuter inutilement, à exprimer mal à propos mes idées; je sentirai toujours une barrière entre le sanctuaire de mon âme et l’âme des autres, même celle de ma femme; je rendrai toujours celle-ci responsable de mes terreurs pour m’en repentir aussitôt. Je continuerai à prier, sans pouvoir m’expliquer pourquoi je prie, mais ma vie intérieure a conquis sa liberté; elle ne sera plus à la merci des événements, et chaque minute de mon existence aura un sens incontestable et profond, qu’il sera en mon pouvoir d’imprimer chacune de mes actions: celui du bien.»
Fin du deuxième volume
(1877)