Quant à l’enfant, ses cheveux noirs, son air de santé et son amusante façon de ramper firent la conquête de Daria Alexandrovna; sa robe retroussée par derrière, ses beaux yeux regardant les spectatrices d’un air satisfait, comme pour leur prouver qu’elle était sensible à leur admiration, la petite fille avançait énergiquement à l’aide des pieds et des mains, semblable à un joli animal.
Mais l’atmosphère de la nursery avait quelque chose de déplaisant; comment Anna pouvait elle garder une bonne d’un extérieur aussi peu «respectable»? Cela tenait-il à ce qu’aucune personne convenable n’eût consenti à entrer dans une famille irrégulière? Dolly crut remarquer également qu’Anna était presque une étrangère dans ce milieu; elle ne put trouver aucun des joujoux de l’enfant, et, chose bizarre, elle ne savait pas même le nombre de ses dents!
«Je me sens inutile ici, dit Anna en sortant, relevant la traîne de sa robe pour ne pas accrocher quelque jouet. Quelle différence avec l’aîné!
– J’aurais cru, au contraire…, commença Dolly timidement.
– Oh non! tu sais que j’ai revu Serge? dit-elle regardant fixement devant elle comme si elle eût cherché quelque chose dans le lointain. Mais je suis comme une créature mourant de faim qui se trouverait devant un festin et ne saurait par où commencer. Tu es ce festin pour moi! avec qui, sinon avec toi, pourrais-je parler à cœur ouvert? Aussi ne te ferai-je grâce de rien quand nous pourrons causer tranquillement. Il faut que je te fasse l’esquisse de la société que tu trouveras ici. D’abord la princesse Barbe; je sais ton opinion et celle de Stiva sur son compte, mais elle a du bon, je t’assure, et je lui suis très obligée. Elle m’a été d’un grand secours à Pétersbourg, où un chaperon m’était indispensable; tu ne t’imagines pas combien ma position offrait de difficultés! Mais revenons à nos hôtes; tu connais Swiagesky, le maréchal du district? il a besoin d’Alexis, qui, avec sa fortune, peut acquérir une grande influence si nous vivons à la campagne; puis Toushkewitch, que tu as vu chez Betsy, mais qui a reçu son congé; comme dit Alexis, c’est un homme fort agréable si on le prend pour ce qu’il veut paraître; la princesse Barbe le trouve très comme il faut. Enfin Weslowsky que tu connais aussi, un bon garçon; il nous a conté sur les Levine une histoire invraisemblable, ajouta-t-elle en souriant; il est très gentil et très naïf. Je tiens à toute cette société; parce que les hommes ont besoin de distraction, et qu’il faut un public à Alexis, afin qu’il ne trouve pas le temps de désirer autre chose. Nous avons aussi l’intendant, un Allemand qui entend son affaire, l’architecte, le docteur, un jeune homme qui n’est pas absolument nihiliste, mais tu sais, un de ces hommes qui mangent avec leur couteau… Une petite cour, enfin.»
XX
«Eh bien, la voilà cette Dolly que vous désiriez tant voir, dit Anna à la princesse Barbe, installée devant un métier à broder sur la grande terrasse qui descendait au jardin. Elle ne veut rien prendre avant le dîner, mais tâchez de la faire déjeuner pendant que je vais chercher ces messieurs.»
La princesse fit un accueil gracieux et légèrement protecteur à Dolly; elle lui expliqua aussitôt ses raisons pour venir en aide à Anna, qu’elle avait toujours aimée, dans cette période transitoire si pénible.
«Dès que son mari aura consenti au divorce, je me retirerai dans ma solitude, mais actuellement, quelque pénible que cela soit, je reste et n’imite pas les autres (elle désignait par là sa sœur, la tante qui avait élevé Anna, et avec laquelle elle vivait dans une constante rivalité). Ils font un ménage parfait, et leur intérieur est si joli, si comme il faut. Tout à fait à l’anglaise. On se réunit le matin au breakfast, et puis on se sépare. Chacun fait ce qu’il veut. On dîne à sept heures. Stiva a eu raison de t’envoyer; il fera sagement de rester en bons termes avec eux. Le comte est très influent par sa mère. Et puis il est fort généreux. On t’a parlé de l’hôpital? ce sera admirable; tout vient de Paris.»
Cette conversation fut interrompue par Anna, qui revint sur la terrasse, suivie des messieurs qu’elle avait trouvés dans la salle de billard.
Le temps était superbe; les moyens de se divertir ne manquaient pas, et il restait plusieurs heures à passer avant le dîner.
«Une partie de lawn-tennis, proposa Weslowsky.
– Il fait trop chaud; faisons plutôt un tour dans le parc, et promenons Daria Alexandrovna en bateau pour lui montrer le paysage», dit Wronsky.
Weslowsky et Toushkewitch allèrent préparer le bateau, et les deux dames, accompagnées du comte et de Swiagesky, suivirent les allées du parc.
Dolly, loin de jeter la pierre à Anna, était disposée à l’approuver, et, ainsi qu’il arrive aux femmes irréprochables que l’uniformité de leur vie lasse quelquefois, elle enviait même un peu cette existence coupable, entrevue à distance; mais, transportée dans ce milieu étranger, parmi ces habitudes d’élégance raffinée qui lui étaient inconnues, elle éprouva un véritable malaise. D’ailleurs, tout en excusant Anna, qu’elle aimait sincèrement, la présence de celui qui l’avait détournée de ses devoirs la froissait, et le chaperonnage de la princesse Barbe, pardonnant tout parce qu’elle partageait le luxe de sa nièce, lui semblait odieux. Wronsky, en aucun temps, ne lui avait inspiré de sympathie; elle le croyait fier, et ne lui voyait d’autre raison pour justifier sa fierté que la richesse; malgré tout il lui imposait en qualité de maître de maison, et elle se sentait humiliée devant lui, comme devant la femme de chambre en tirant la camisole rapiécée de son sac. N’osant guère lui faire un compliment banal sur la beauté de son installation, elle était assez gênée de trouver un sujet de conversation en marchant à son côté; faute de mieux cependant, elle risqua quelques paroles d’admiration sur l’aspect du château.
«Oui, l’architecture en est d’un bon style, répondit le comte.
– La cour d’honneur était-elle ainsi dessinée autrefois?
– Oh non! si vous l’aviez vue au printemps! et peu à peu, d’abord froidement, puis avec entrain, il fit remarquer à Dolly les divers embellissements dont il était l’auteur; les éloges de son interlocutrice lui causèrent un visible plaisir.
– Si vous n’êtes pas fatiguée, nous pourrons aller jusqu’à l’hôpital? dit-il en regardant Dolly, pour s’assurer que cette proposition ne l’ennuyait pas. – Veux-tu, Anna?
– Certainement, répondit celle-ci, mais il ne faut cependant pas laisser ces messieurs se morfondre dans le bateau; il faut les prévenir. – C’est un monument qu’il élève à sa gloire, dit-elle en s’adressant à Dolly, avec le même sourire que lorsque, pour la première fois, elle lui avait parlé de l’hôpital.
– Une fondation capitale,» dit Swiagesky; et aussitôt, pour n’avoir pas l’air d’un flatteur, il ajouta: «Je m’étonne que vous, si préoccupé de la question sanitaire, ne l’ayez jamais été de celle des écoles.
– C’est devenu si commun! répondit Wronsky, et puis je me suis laissé entraîner. Par ici, mesdames.» Et il les conduisit par une allée latérale.