– Parce que Dieu sait où, dans quelle auberge, je le trouverai, par quelles routes j’arriverai jusqu’à lui. Tu ne feras que me gêner, dit Levine, cherchant à garder son sang-froid.
– Aucunement. Je n’ai besoin de rien; où tu peux aller, je peux aller aussi, et…
– Quand ce ne serait qu’à cause de cette femme, avec laquelle tu ne peux te trouver en contact.
– Pourquoi? je n’ai rien à savoir de toutes ces histoires, ce ne sont pas mes affaires. Je sais que le frère de mon mari se meurt, que mon mari va le voir, et que je l’accompagne pour…
– Kitty! ne te fâche pas, et songe que dans un cas aussi grave il m’est douloureux de te voir mêler à mon chagrin une véritable faiblesse, la crainte de rester seule. Si tu t’ennuies, va à Moscou.
– Voilà comme tu es! tu me supposes toujours des sentiments mesquins, s’écria-t-elle étouffée par des larmes de colère. Je ne suis pas faible… Je sens qu’il est de mon devoir de rester avec mon mari dans un moment pareil, et tu veux me blesser en te méprenant volontairement sur mon compte.
– Mais c’est affreux de devenir ainsi esclave! – cria Levine en se levant de table, incapable de dissimuler son mécontentement; au même instant, il comprit qu’il se fustigeait lui-même.
– Pourquoi alors t’es-tu marié? tu serais libre: pourquoi, si tu te repens déjà?» Et Kitty se sauva au salon.
Quand il vint la rejoindre, elle sanglotait.
Il chercha d’abord des paroles, non pour la persuader, mais pour la calmer; elle ne l’écoutait pas et n’admettait aucun de ses arguments; il se baissa vers elle, prit une de ses mains récalcitrantes, la baisa, baisa ses cheveux, et encore sa main, elle se taisait toujours. Mais quand, enfin, il lui prit la tête entre ses deux mains et l’appela «Kitty», elle s’adoucit, pleura, et la réconciliation se fit aussitôt.
On décida de partir ensemble. Levine se déclara persuadé qu’elle tenait uniquement à se rendre utile, et qu’il n’y avait rien d’inconvenant à la présence de Marie Nicolaevna auprès de son frère; mais au fond du cœur il s’en voulait, et il en voulait à sa femme; chose étrange, lui qui n’avait pu croire au bonheur d’être aimé d’elle, se sentait presque malheureux de l’être trop! Mécontent de sa propre faiblesse, il s’effrayait à l’avance du rapprochement inévitable entre sa femme et la maîtresse de son frère. L’idée de les voir dans la même chambre le remplissait d’horreur et de dégoût.
XVII
L’hôtel de province où se mourait Nicolas Levine était un de ces établissements de construction récente, ayant la prétention d’offrir à un public peu habitué à ces raffinements modernes la propreté, le confort et l’élégance, mais que ce même public avait vite transformé en un cabaret mal tenu. Tout y produisit à Levine un effet pénible: le soldat en uniforme sordide servant de suisse et fumant une cigarette dans le vestibule, l’escalier de fonte, sombre et triste, le garçon en habit noir couvert de taches, la table d’hôte ornée de son affreux bouquet de fleurs en cire, grises de poussière, l’état général de désordre et de malpropreté, et jusqu’à une activité pleine de suffisance, qui lui parut tenir du ton à la mode introduit par les chemins de fer: tout cet ensemble ne cadrait en rien avec ce qui les attendait, et ils y trouvaient un contraste pénible avec leur bonheur de si fraîche date.
Les meilleures chambres se trouvèrent occupées. On leur offrit une chambre malpropre en leur en promettant une autre pour le soir. Levine y conduisit sa femme, vexé de voir ses prévisions si vite réalisées, et d’être forcé de s’occuper de l’installer au lieu de courir vers son frère.
«Va, va vite!» dit-elle d’un air contrit.
Il sortit sans mot dire et se heurta près de la porte à Marie Nicolaevna qui venait d’apprendre son arrivée. Elle n’avait pas changé depuis Moscou: c’était la même robe de laine, laissant à découvert son cou et ses bras, et la même expression de bonté sur son gros visage grêlé.
«Eh bien? comment va-t-il?
– Très mal. Il ne se lève plus, et vous attend toujours. Vous… vous êtes avec votre épouse?»
Levine ne se douta pas tout d’abord de ce qui la rendait confuse, mais elle s’expliqua aussitôt:
«Je m’en irai à la cuisine; il sera content, il se rappelle l’avoir vue à l’étranger.»
Levine comprit qu’il s’agissait de sa femme et ne sut que répondre.
«Allons, allons!» dit-il.
Mais à peine avait-il fait un pas, que la porte de sa chambre s’ouvrit, et Kitty parut sur le seuil. Levine rougit de contrariété en voyant sa femme dans une aussi fausse position, mais Marie Nicolaevna rougit bien plus encore; et, se serrant contre le mur, prête à pleurer, elle enveloppa ses mains rouges de son petit châle pour se donner une contenance.
Levine s’aperçut de l’expression de curiosité avide qui se peignit dans le regard jeté par Kitty sur cette femme incompréhensible pour elle, et presque terrible; ce fut l’affaire d’une seconde.
«Eh bien, qu’y a-t-il? demanda-t-elle à son mari.
– Nous ne pouvons rester à causer dans le couloir! répondit Levine d’un ton irrité.
– Eh bien, entrez, dit Kitty se tournant vers Marie Nicolaevna, qui battait en retraite; puis, voyant l’air effrayé de son mari: ou plutôt allez, allez et faites-moi chercher», ajouta-t-elle en rentrant dans sa chambre. Levine se rendit chez son frère.
Il croyait le trouver dans l’état d’illusion propre aux phtisiques, et qui l’avait frappé lors de sa dernière visite, plus faible aussi et plus maigre, avec des indices d’une fin prochaine, mais se ressemblant encore. Il pensait bien être ému de pitié pour ce frère aimé, et retrouver, plus fortes même, les terreurs que lui avait naguère fait éprouver l’idée de sa mort; mais ce qu’il vit fut très différent de ce qu’il attendait.
Dans une petite chambre sordide, sur les murs de laquelle bien des voyageurs avaient dûment craché, et qu’une mince cloison séparait mal d’une autre chambre où l’on causait, dans une atmosphère étouffée et malsaine, il aperçut, sur un mauvais lit, un corps légèrement abrité sous une couverture. Sur cette couverture s’allongeait une main énorme comme un râteau, et tenant d’une façon étrange par le poignet à une sorte de fuseau long et mince. La tête, penchée sur l’oreiller, laissait apercevoir des cheveux rares que la sueur collait aux tempes, et un front presque transparent.
«Est-il possible que ce cadavre soit mon frère Nicolas?» pensa Levine; mais, en approchant, le doute cessa; il lui suffit de jeter un regard sur les yeux qui accueillirent son entrée, pour reconnaître l’affreuse vérité.
Nicolas regarda son frère avec des yeux sévères. Ce regard rétablit les rapports habituels entre eux: Constantin y sentit comme un reproche, et eut des remords de son bonheur.
Il prit la main de son frère; celui-ci sourit, mais ce sourire imperceptible ne changea pas la dureté de sa physionomie.