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– À qui ne veux-tu plus penser?» demanda Levine, paraissant sur la terrasse. Personne ne lui répondit, et il ne réitéra pas sa question.

«Je regrette de troubler votre intimité», dit-il, vexé de sentir qu’il interrompait une conversation qu’on ne voulait pas poursuivre devant lui, et pendant un instant il se trouva à l’unisson de la vieille bonne, furieuse de subir la domination des Cherbatzky.

Il s’approcha cependant de Kitty en souriant.

«Viens-tu au-devant des enfants? J’ai fait atteler.

– Tu ne prétends pas secouer Kitty en char à bancs, j’imagine?

– Nous irons au pas, princesse.» Levine n’avait pu se décider, comme ses beaux-frères, à nommer la princesse maman, quoiqu’il l’aimât et la respectât; il aurait cru porter atteinte au souvenir de sa mère. Cette nuance froissait la princesse.

«Alors j’irai à pied, dit Kitty se levant pour prendre le bras de son mari.

– Eh bien, Agathe Mikhaïlovna, vos confitures réussissent-elles, grâce à la nouvelle méthode? demanda Levine en souriant à la ménagère pour la dérider.

– On prétend qu’elles sont bonnes, mais selon moi elles sont trop cuites.

– Au moins ne tourneront-elles pas, Agathe Mikhaïlovna, dit Kitty, devinant l’intention de son mari, et vous savez qu’il n’y a plus de glace dans la glacière. Quant à vos salaisons, maman assure n’en avoir jamais mangé de meilleures, ajouta-t-elle, ajustant en souriant le fichu dénoué de la ménagère.

– Ne me consolez pas, madame, répondit Agathe Mikhaïlovna regardant Kitty d’un air encore fâché, il me suffit de vous voir avec lui pour être contente.»

Cette façon familière de désigner son maître toucha Kitty.

«Venez nous montrer les bons endroits pour trouver des champignons.» La vieille hocha la tête en souriant. «On voudrait vous garder rancune qu’on ne le pourrait pas», semblait dire ce sourire.

«Suivez mon conseil, mettez au-dessus de chaque pot de confiture un rond de papier imbibé de rhum, et vous n’aurez pas besoin du glace pour les conserver», dit la princesse.

III

Kitty avait remarqué le mécontentement passager qui s’était si vivement traduit dans la physionomie de son mari: aussi fut-elle bien aise de se trouver un moment seule avec lui. Ils prirent les devants sur la route poudreuse, toute semée d’épis et de grains, et Levine oublia vite l’impression pénible qu’il avait éprouvée, pour jouir du sentiment pur et encore si nouveau de la présence de la femme aimée; sans avoir rien à lui dire, il désirait entendre le son de la voix de Kitty, voir ses yeux, auxquels son état donnait un regard particulier de douceur et de sérieux.

«Appuie-toi sur moi, tu te fatigueras moins.

– Je suis si heureuse d’être seule un moment avec toi! j’aime les miens, mais je regrette nos soirées d’hiver à nous deux. Sais-tu de quoi nous parlions quand tu es venu?

– De confitures?

– Oui, mais aussi de demandes en mariage, de Serge et de Warinka. Les as-tu remarqués? Qu’en penses-tu? ajouta-t-elle, se tournant vers son mari pour le voir bien en face.

– Je ne sais que penser; Serge m’a toujours étonné. Tu sais qu’il a jadis été amoureux d’une jeune fille qui est morte; c’est un de mes souvenirs d’enfance; depuis lors, je crois que les femmes n’existent plus pour lui.

– Mais Warinka?

– Peut-être… je ne sais… Serge est un homme trop pur, qui ne vit que par l’âme…

– Tu veux dire qu’il est incapable de devenir amoureux, dit Kitty, exprimant à sa façon l’idée de son mari.

– Je ne dis pas cela, mais il n’a pas de faiblesses, et c’est ce que je lui envie, malgré mon bonheur. Il ne vit pas pour lui-même, c’est le devoir qui le guide, aussi a-t-il le droit d’être tranquille et satisfait.

– Et toi? pourquoi serais-tu mécontent de toi? demanda-t-elle avec un sourire; elle savait que l’admiration exagérée de son mari pour Serge Ivanitch, et son découragement de lui-même, tenaient tout à la fois au sentiment excessif de son bonheur et à un désir incessant de devenir meilleur.

– Je suis trop heureux, je n’ai rien à souhaiter en ce monde, si ce n’est que tu ne fasses pas de faux pas, et quand je me compare à d’autres, à mon frère surtout, je sens toute mon infériorité.

– Mais ne penses-tu pas toujours à ton prochain, dans ton exploitation, dans ton livre?

– Je le fais superficiellement, comme une tâche dont je cherche à me débarrasser. Ah! si je pouvais aimer mon devoir comme je t’aime. C’est toi qui es la coupable!

– Voudrais-tu changer avec Serge? ne plus aimer que ton devoir et le bien général?

– Certes non. Au reste je suis trop heureux pour raisonner juste… Ainsi tu crois que la demande aura lieu aujourd’hui? demanda-t-il après un moment de silence. Tiens, voilà le char à bancs qui nous rejoint.

– Kitty, tu n’es pas fatiguée? cria la princesse.

– Pas le moins du monde, maman.»

La promenade se continua à pied.

IV

Warinka parut très attrayante ce jour-là à Serge Ivanitch; tout en marchant à ses côtés, il se rappela ce qu’il avait entendu dire de son passé et ce qu’il avait remarqué lui-même de bon et d’aimable en elle. Son cœur éprouvait un sentiment particulier, ressenti une seule fois, jadis, dans sa première jeunesse, et l’impression de joie causée par la présence de la jeune fille fut un instant si vive qu’en mettant dans le panier de celle-ci un champignon monstre qu’il venait de trouver, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard trop expressif.

«Je vais chercher des champignons avec indépendance, dit-il, craignant de succomber comme un enfant à l’entraînement du moment, car je m’aperçois que mes trouvailles passent inaperçues.» – «Pourquoi résisterais-je, pensa-t-il quittant la lisière du bois pour s’enfoncer dans la forêt, où, tout en allumant son cigare, il se livra à ses réflexions? Le sentiment que j’éprouve n’est pas de la passion, c’est une inclination naturelle, à ce qu’il me semble, et qui n’entraverait ma vie en rien. Ma seule objection sérieuse au mariage est la promesse que je me suis faite, en perdant Marie, de rester fidèle à son souvenir.» Cette objection, Serge Ivanitch le sentait bien, ne touchait qu’un rôle poétique qu’il jouait aux yeux du monde. Aucune femme, aucune jeune fille, ne répondait mieux que Warinka a tout ce qu’il cherchait dans celle qu’il épouserait. Elle avait le charme de la jeunesse sans enfantillage, l’usage du monde sans aucun désir d’y briller, une religion élevée et basée sur de sérieuses convictions. De plus, elle était pauvre, sans famille, et n’imposerait pas, comme Kitty, une nombreuse parenté à son mari. Et cette jeune fille l’aimait. Quelque modeste qu’il fût, il s’en apercevait. La différence d’âge entre eux ne serait pas un obstacle; Warinka n’avait-elle pas dit une fois, qu’un homme de cinquante ans ne passait pour un vieillard qu’en Russie; en France, c’était «la force de l’âge». Or, à quarante ans, il était «un jeune homme». Lorsqu’il entrevit la taille souple et gracieuse de Warinka entre les vieux bouleaux, son cœur se serra joyeusement, et, décidé à s’expliquer, il jeta son cigare et s’avança vers la jeune fille.

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