– Mais, Kostia, tu t’exagères les choses, interrompit Kitty, fière au fond du cœur de se sentir aussi passionnément aimée.
– Et lorsque tu es pour moi l’objet d’un culte, que nous sommes si heureux, ce misérable aurait le droit… Au reste, ce n’est peut-être pas un misérable; mais pourquoi notre bonheur serait-il à sa merci?
– Écoute, Kostia, je crois que je sais ce qui t’a contrarié.
– Quoi? demanda Levine troublé.
– Tu nous as observés pendant le souper, – et elle lui raconta l’entretien mystérieux qui lui avait paru suspect.
– Kitty, s’écria-t-il en voyant le visage pâle et ému de sa femme, je te fatigue, je t’épuise. Je suis un fou. Comment ai-je pu me torturer l’esprit d’une pareille niaiserie!
– Tu me fais peine!
– Peine? moi? je suis absurde, et pour me punir je vais accabler ce garçon des amabilités les plus irrésistibles, dit Levine, baisant les mains de sa femme. Tu vas voir!»
VIII
Deux équipages de chasse attendaient à la porte le lendemain matin, avant que les dames fussent levées. Laska, près du cocher, tout émue et comprenant les projets de son maître, désapprouvait le retard des chasseurs. Le premier qui parut fut Vassinka Weslowsky, en blouse verte, serrée à la taille par une ceinture de cuir odorant, chaussé de bottes neuves, coiffé de son béret à rubans, un fusil anglais à la main.
Laska sauta vers lui pour le saluer et lui demander à sa façon si les autres allaient venir; mais, se voyant incomprise, elle retourna à son poste et attendit, la tête penchée et l’oreille aux aguets. Enfin la porte s’ouvrit avec fracas pour laisser passer Crac, le «pointer» de Stépane Arcadiévitch, bondissant au-devant de celui-ci.
«Tout beau, tout beau», cria Oblonsky gaiement, cherchant à éviter les pattes du chien qui, dans sa joie, s’accrochait à la gibecière.
Il était grossièrement chaussé, portait un pantalon usé, un paletot court et un chapeau défoncé; en revanche son fusil était du plus récent modèle, et son carnier ainsi que sa cartouchière défiaient toute critique. Vassinka comprit que le dernier mot de l’élégance, pour un chasseur, était de tout subordonner à l’attirail même de la chasse; il se promit d’en faire, son profit une autre fois, et jeta un regard d’admiration sur Stépane Arcadiévitch.
«Notre hôte est en retard, fit-il remarquer.
«Il a une jeune femme, dit en souriant Oblonsky.
– Et quelle charmante femme!
– Il sera rentré chez elle, car je l’ai vu prêt à partir.»
Stépane Arcadiévitch avait deviné juste. Levine était retourné vers Kitty pour lui faire répéter qu’elle lui pardonnait son absurdité de la veille, et pour lui demander d’être prudente. Kitty fut obligée de jurer qu’elle ne lui en voulait pas de s’absenter pendant deux jours, et de promettre un bulletin de santé pour le lendemain. Ce départ ne plaisait guère à la jeune femme, mais elle s’y résigna gaiement en voyant l’entrain et l’animation de son mari.
«Mille excuses, messieurs! cria Levine accourant vers ses compagnons. A-t-on emballé le déjeuner? Va-t-en, Laska, à ta place!»
À peine montait-il en voiture qu’il fut arrêté par le vacher, qui le guettait au passage pour le consulter au sujet des génisses, puis par le charpentier, dont il dut rectifier les idées erronées sur la façon de construire un escalier. Enfin on partit, et Levine, heureux de se sentir débarrassé de ses soucis domestiques, éprouva une joie si vive qu’il aurait voulu se taire et ne songer qu’aux émotions qui l’attendaient. Trouverait-on du gibier? Laska tiendrait-elle tête à Crac? Lui-même ne se déconsidérerait-il pas comme chasseur, devant cet étranger? Oblonsky avait des préoccupations analogues; seul Weslowsky ne tarissait pas, et Levine, en l’écoutant bavarder, se reprocha ses injustices de la veille. C’était vraiment un bon garçon, auquel on ne pouvait guère reprocher que de considérer ses ongles soignés et sa tenue élégante comme autant de preuves de son incontestable supériorité. Du reste, simple, gai, bien élevé, prononçant admirablement le français et l’anglais: Levine l’eût autrefois pris en amitié.
À peine eurent-ils fait trois verstes, que Vassia s’aperçut de l’absence de son portefeuille et de ses cigares; le portefeuille contenant une somme assez ronde, il voulut s’assurer qu’il l’avait oublié à la maison.
«Laissez-moi monter votre cheval de volée (c’était un cheval cosaque sur lequel il galopait en imagination au travers des steppes), et je serai vite de retour.
– Inutile de vous déranger, mon cocher fera facilement la course,» répondit Levine, calculant que le poids de Vassinka représentait six pouds.
Le cocher fut dépêché en quête du portefeuille, et Levine prit les rênes.
IX
«Explique-nous ton plan, demanda Stépane Arcadiévitch.
– Le voici: nous nous rendons directement aux marais de Gvosdef, à vingt verstes d’ici, on nous trouverons certainement du gibier. En y arrivant vers le soir, nous pourrons profiter de la fraîcheur pour chasser; nous coucherons chez un paysan, et demain nous entreprendrons le grand marais.
– N’y a-t-il rien sur la route?
– Si fait, il y a deux bons endroits, mais cela nous retarderait, et il fait trop chaud.»
Levine comptait réserver pour son usage particulier ces chasses voisines de la maison; mais rien n’échappait à l’œil exercé d’Oblonsky, et, en passant devant un petit marais, il s’écria:
«Arrêtons-nous ici.
– Oh oui, arrêtons-nous, Levine», supplia Vassia.
Il fallut se résigner. Les chiens s’élancèrent aussitôt, et Levine resta à garder les chevaux. Une poule d’eau et un vanneau que tua Weslowsky furent tout ce qu’on trouva, et Levine se sentit un peu consolé.
Comme les chasseurs remontaient en voiture, Vassinka tenant gauchement son fusil et son vanneau d’une main, un coup retentit et les chevaux se cabrèrent; c’était la charge du fusil de Weslowsky, qui heureusement ne blessa personne et s’enfonça dans le sol. Ses compagnons n’eurent pas le courage de le gronder, tant il se montra désespéré; mais ce désespoir fit bientôt place à une gaieté folle à l’idée de leur panique et de la bosse que s’était faite Levine en se heurtant à son fusil. Malgré les remontrances de leur hôte, on descendit encore au second marais. Cette fois, Vassinka, après avoir tué une bécasse, prit Levine en pitié et offrit de le remplacer près des voitures. Levine ne résista pas, et Laska, qui gémissait sur l’injustice du sort, s’élança d’un bond vers les endroits giboyeux, avec une gravité que d’insignifiants oiseaux de marais ne parvinrent pas à ébranler. Elle fit quelques tours en cherchant une piste, puis s’arrêta soudain, et Levine, le cœur battant, la suivit en marchant prudemment.
«Pile!» cria-t-il.