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«Les honnêtes gens font des reprises sur leurs trous, disait-il, et toi tu fais des trous par plaisir.»

«Oui, cette femme, Maria Nicolaevna, n’aurait jamais su le décider, dit Levine. Et je dois l’avouer, je suis bien heureux que tu sois venue; tu as introduit un ordre, une propreté… Il lui prit la main sans oser la baiser (n’était-ce pas une profanation que ce baiser presque en face de la mort?), mais, regardant ses yeux brillants, il la lui serra d’un air contrit.

«Tu aurais trop souffert tout seul, dit-elle, cachant ses joues devenues rouges de satisfaction, en levant les bras pour rouler ses cheveux et les attacher sur le sommet de la tête. – Elle ne sait pas, tandis que, moi, j’ai appris bien des choses à Soden.

– Y a-t-il donc des malades comme lui là-bas?

– Plus malades encore.

– Tu ne saurais croire le chagrin que j’éprouve à ne plus le voir tel qu’il était dans sa jeunesse; c’était un si beau garçon! mais je ne le comprenais pas alors!

– Je te crois; je sens que nous aurions été amis, dit-elle; et elle se retourna les larmes aux yeux vers son mari, effrayée d’avoir parlé au passé.

– Vous l’auriez été, répondit-il tristement; c’est un de ces hommes dont on peut dire avec raison qu’il n’était pas fait pour ce monde.

– En attendant, n’oublions pas que nous avons bien des journées de fatigue en perspective; il faut nous coucher», dit Kitty en consultant sa montre microscopique.

XX

Le malade fut administré le lendemain. Nicolas pria avec ferveur pendant la cérémonie; une supplication passionnée et pleine d’espérance se lisait dans ses grands yeux fixes sur l’image sainte, qu’on avait placée sur une table à jeu, couverte d’une serviette à ramages.

Levine fut effrayé de le voir ainsi, car il savait que le déchirement de quitter cette vie, à laquelle il tenait, en serait plus cruel. Il connaissait d’ailleurs les idées de son frère, savait que son scepticisme ne résultait pas du désir de s’affranchir de la religion pour vivre plus librement; ses croyances religieuses avaient été ébranlées par les théories scientifiques modernes; son retour à la foi n’était donc pas logique, ni normal: dû uniquement à une espérance insensé de guérison, il ne pouvait être que temporaire et intéressé. Kitty avait rendu cet espoir plus vivace par ses récits de guérisons extraordinaires. – Levine était tourmenté de ces pensées en regardant le visage plein d’espoir de son frère, son poignet amaigri se soulevant à grand’peine jusqu’à son front chauve pour faire un signe de croix, ses épaules décharnées, et cette poitrine essoufflée qui ne pouvait plus contenir la vie qu’implorait le malade. Pendant la cérémonie, Levine fit ce qu’il avait fait cent fois, tout incrédule qu’il était:

«Guéris cet homme si tu existes, disait-il en s’adressant à Dieu, et tu nous sauveras tous deux.»

Le malade se sentit tout à coup beaucoup mieux après avoir été administré; pendant plus d’une heure il ne toussa pas une seule fois; il assurait, en souriant et baisant la main de Kitty avec des larmes de reconnaissance, qu’il ne souffrait pas et sentait revenir ses forces et son appétit. – Quand on lui apporta sa soupe, il se releva lui-même, et demanda une côtelette; quelque impossible que fût la guérison, Levine et Kitty passèrent cette heure dans une espèce d’agitation de bonheur craintif.

«Il va mieux. Beaucoup mieux!

– C’est étonnant.

– Pourquoi ce serait-il étonnant! – Il va certainement mieux», se chuchotaient-ils en souriant.

L’illusion ne dura pas. Après un sommeil pénible d’une demi-heure, le malade fut réveillé par une quinte de toux. Les espérances s’évanouirent aussitôt pour tous, pour le malade lui-même. Oubliant ce qu’il avait cru une heure avant, et honteux même de se le rappeler, il se fit apporter un flacon d’iode à respirer.

Levine le lui apporta, et son frère le regarda du même air passionné dont il avait regardé l’image, pour se faire confirmer les paroles du docteur, qui attribuait à l’iode des vertus miraculeuses.

«Kitty n’est pas là? murmura-t-il de sa voix enrouée lorsque Levine eut, à contre-cœur, répété les paroles du médecin.

– Non? alors je puis parler. – J’ai joué la comédie pour elle. – Elle est si gentille! mais nous deux, ne pouvons nous tromper. Voilà en quoi j’ai foi», dit-il, serrant la fiole de ses mains osseuses et aspirant l’iode.

Vers huit heures du soir, pendant que Levine et sa femme prenaient le thé dans leur chambre, ils virent accourir Marie Nicolaevna tout essoufflée. Elle était pâle et ses lèvres tremblaient. «Il se meurt! balbutia-t-elle. J’ai peur, il va mourir!»

Tous deux coururent chez Nicolas; il était assis, appuyé de côté sur son lit, la tête baissée, et son long dos ployé.

«Qu’éprouves-tu? demanda Levine doucement, après un moment de silence.

– Je m’en vais! murmura Nicolas, tirant à grand’peine les sons de sa poitrine, mais prononçant nettement encore. – Sans relever la tête, il tourna les yeux du côté de son frère, dont il ne pouvait apercevoir le visage. Katia, va-t’en!» murmura-t-il encore.

Levine obligea doucement sa femme à sortir.

«Je m’en vais, répéta encore le mourant.

– Pourquoi t’imagines-tu cela? demanda Levine pour dire quelque chose.

– Parce que je m’en vais, répéta Nicolas comme s’il eût pris ce mot en affection. C’est fini.»

Marie Nicolaevna s’approcha de lui.

«Couchez-vous, vous serez mieux, dit-elle.

– Bientôt je serai couché tranquillement, mort, murmura-t-il avec une espèce d’ironie irritée. Eh bien! couchez-moi si vous voulez.»

Levine remit son frère sur le dos, s’assit auprès de lui, et, respirant à peine, examina son visage. Le mourant avait les yeux fermés, mais les muscles de son front s’agitaient de temps en temps comme s’il eût profondément réfléchi. Malgré lui, Levine chercha à comprendre ce qui pouvait se passer dans l’esprit du moribond; ce visage sévère, et le jeu des muscles au-dessus des sourcils, semblaient indiquer que son frère entrevoyait des mystères qui restaient cachés pour les vivants.

«Oui, oui… murmura lentement le mourant en faisant de longues pauses; attendez, c’est cela! dit-il soudain, comme si tout s’était éclairai pour lui. Ô Seigneur!» Et il soupira profondément.

Marie Nicolaevna posa la main sur ses pieds. «Il se refroidit», dit-elle à voix basse.

Le malade resta longtemps immobile, mais il vivait et soupirait par instants; fatigué de la tension de sa pensée, Levine sentait qu’il n’était plus à l’unisson du mourant; il n’avait plus la force de penser à la mort; les idées les plus disparates lui venaient à l’esprit; il se demandait ce qu’il allait avoir à faire: lui fermer les yeux, l’habiller, commander le cercueil? Chose étrange: il se sentait froid et indifférent; le seul sentiment qu’il éprouvât était plutôt de l’envie, son frère avait désormais une certitude à laquelle lui, Levine, ne pouvait prétendre. Longtemps il resta près de lui, attendant la fin; elle ne venait pas. La porte s’entr’ouvrit et Kitty parut; il se leva pour l’arrêter, mais aussitôt le mourant s’agita.

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