– À la seconde table derrière les colonnes.
– On l’a accablé de félicitations; c’est joli, un second prix impérial! Ah! si je pouvais avoir la même chance au jeu! dit le grand colonel.
– C’est Yavshine», dit Tourovtzine à Levine en voyant le géant se diriger vers la chambre dite infernale.
Wronsky s’attabla près d’eux, et, sous l’influence du vin et de l’atmosphère sociable du club, Levine causa cordialement avec lui; heureux de ne plus sentir de haine contre son ancien rival, il fit même une allusion à la rencontre qui avait eu lieu chez la princesse Marie Borisowna.
«Marie Borisowna? quelle femme! s’écria Stépane Arcadiévitch, et il conta sur la vieille dame une anecdote qui fit rire tout le monde, et principalement Wronsky.
– Eh bien, messieurs, si nous avons fini, sortons,» dit Oblonsky.
VIII
Levine quitta la salle à manger avec un singulier sentiment de légèreté dans les mouvements, et rencontra son beau-père dans le salon voisin.
«Que dis-tu de ce temple de l’indolence? demanda le vieux prince en prenant son gendre sous le bras; viens faire un tour.
– Je ne demande pas mieux, car cela m’intéresse.
– Moi aussi, mais autrement que toi. Quand tu vois des bonshommes comme ceux-ci, dit-il en montrant un vieux monsieur voûté, à la lèvre tombante, qui avançait péniblement chaussé de bottes de velours, tu crois volontiers qu’ils sont nés gâteux, et cela te fait sourire; tandis que moi je les regarde en me disant qu’un de ces jours je traînerai la patte comme eux!»
Tout en causant et en saluant leurs amis au passage, les deux hommes traversèrent les salons où l’on jouait aux cartes et aux échecs, pour arriver au billard, où un groupe de joueurs s’était rassemblé autour de quelques bouteilles de champagne; ils jetèrent un coup d’œil à la chambre infernale: Yavshine, entouré de parieurs, y était déjà installé. Ils entrèrent avec précaution dans la salle de lecture: un homme jeune et de méchante humeur y feuilletait des journaux sous la lampe, près d’un général chauve absorbé par sa lecture. Ils pénétrèrent également dans une pièce que le prince avait surnommée le «salon des gens d’esprit», et y trouvèrent trois messieurs discourant sur la politique.
«Prince, on vous attend», vint annoncer un des partenaires de la partie du vieux prince, qui le cherchait de tous côtés.
Resté seul, Levine écouta encore les trois messieurs; puis, se rappelant toutes les conversations du même genre entendues depuis le matin, il éprouva un ennui si profond qu’il se sauva pour chercher Tourovtzine et Oblonsky, avec lesquels au moins on ne s’ennuyait pas.
Ceux-ci étaient restés dans la salle de billard, où Stépane Arcadiévitch et Wronsky causaient dans un coin près de la porte.
«Ce n’est pas qu’elle s’ennuie, mais cette indécision l’énerve,» entendit Levine en passant. Il voulut s’éloigner, mais Stiva l’appela.
– Ne t’en va pas, Levine, dit-il, les yeux humides comme il les avait toujours après un moment d’attendrissement ou après boire, et ce jour-là c’était l’un et l’autre.
– C’est mon meilleur, mon plus cher ami, dit-il en s’adressant à Wronsky, et, comme toi aussi tu m’es cher, je voudrais vous rapprocher et vous voir amis; vous êtes dignes de l’être.
– Il ne nous reste qu’à nous embrasser, répondit Wronsky gaiement, offrant à Levine une main que celui-ci serra avec cordialité.
– Enchanté, enchanté!
– Du champagne, cria Oblonsky à un domestique.
– Je le suis également, dit Wronsky; – cependant malgré cette mutuelle satisfaction ils ne surent que dire.
– Tu sais qu’il ne connaît pas Anna, fit remarquer Oblonsky, et je veux le lui présenter.
– Elle en sera ravie, répondit Wronsky; je vous aurais priés de partir immédiatement, mais je suis inquiet de Yavshine et je veux le surveiller.
– Il est en train de perdre?
– Tout ce qu’il possède; moi seul ai quelque influence sur lui, dit Wronsky.» Et au bout d’un moment il les quitta pour rejoindre son ami.
«Pourquoi n’irions-nous pas chez Anna sans lui? dit Oblonsky en prenant Levine par le bras quand ils furent seuls. Il y a longtemps que je lui promets de t’amener. Que fais-tu ce soir?
– Rien de particulier; allons-y, si tu le désires.
– Parfait. Fais avancer ma voiture», dit Oblonsky en s’adressant à un laquais.
Et les deux hommes quittèrent le billard.
IX
«La voiture du prince Oblonsky!» cria le suisse d’une voix tonnante.
La voiture avança, les deux amis y montèrent, et l’impression de bien-être physique et moral éprouvée par Levine à son entrée au club persista tant qu’ils restèrent dans la cour; mais les cris des isvoschiks dans la rue, les secousses de l’équipage et l’aspect de l’enseigne rouge d’un cabaret borgne le ramenèrent à la réalité; il se demanda s’il avait raison d’aller chez Anna? Que dirait Kitty? Stépane Arcadiévitch, comme s’il eût deviné ce qui se passait dans l’esprit de son compagnon, coupa court à ses méditations.
«Combien je suis heureux de te la faire connaître! Tu sais que Dolly le désire depuis longtemps. Lvof aussi va chez elle. Bien qu’elle soit ma sœur, je ne peux pas nier la haute supériorité d’Anna: c’est une femme remarquable; malheureusement sa situation est plus triste que jamais.
– Pourquoi cela?
– Nous négocions un divorce, son mari y consent, mais il surgit des difficultés à cause de l’enfant, et depuis trois mois l’affaire n’avance pas. Dès que le divorce aura été prononcé, elle épousera Wronsky, et sa position deviendra aussi régulière que la tienne ou la mienne.
– En quoi consistent ces difficultés?
– Ce serait trop long à te les raconter. Quoi qu’il en soit, la voilà depuis trois mois à Moscou, où elle est connue de tout le monde, et elle n’y voit pas d’autre femme que Dolly, parce qu’elle ne veut s’imposer à personne. Croirais-tu que cette sotte de princesse Barbe lui a fait entendre qu’elle la quittait par convenance? Une autre qu’Anna se trouverait perdue, mais tu vas voir si elle s’est au contraire organisé une vie digne et bien remplie.
– À gauche, en face de l’église», cria Oblonsky au cocher, se penchant par la fenêtre et rejetant sa fourrure en arrière, malgré douze degrés de froid.
«N’a-t-elle donc pas une fille dont elle s’occupe?
– Tu ne connais pas d’autre rôle à la femme que celui de couveuse! Certainement oui, elle s’occupe de sa fille, mais elle n’en fait pas parade. Ses occupations sont d’un ordre intellectuel: elle écrit. Je te vois sourire, et tu as tort; ce qu’elle écrit est destiné à la jeunesse, elle n’en parle à personne, sinon à moi qui ai montré le manuscrit à Varkouef, l’éditeur. Comme il écrit lui-même, il s’y connaît, et à son avis c’est une chose remarquable. Ne t’imagine pas au moins qu’elle pose pour le bas-bleu. Anna est avant tout une femme de cœur. Elle s’est aussi chargée d’une petite Anglaise et de sa famille.