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«Si tu avais des péchés, ils te seraient remis en faveur de ta visite et de ces bonnes paroles, – dit-elle, interprétant favorablement la réponse de sa belle-sœur et tournant vers elle un regard mouillé de larmes; Dolly lui serra silencieusement la main.

– Ces toits sont ceux des dépendances, des écuries, des haras, répondit-elle à une seconde interrogation de la voyageuse. Voici où commence le parc. Alexis aime cette terre, qui avait été fort abandonnée, et à mon grand étonnement il se prend de passion pour l’agronomie. C’est une si riche nature! il ne touche à rien qu’il n’y excelle; ce sera un agronome excellent, économe, presque avare; il ne l’est qu’en agriculture, car il ne compte plus lorsqu’il s’agit de dépenser pour d’autres objets des milliers de roubles. Vois-tu ce grand bâtiment? C’est un hôpital, son dada du moment, dit-elle avec le sourire d’une femme parlant des faiblesses d’un homme aimé. Sais-tu ce qui le lui a fait construire? Un reproche d’avarice de ma part, à propos d’une querelle avec des paysans pour une prairie qu’ils réclamaient. L’hôpital est chargé de me prouver l’injustice de mon reproche; c’est une petitesse, si tu veux, mais je ne l’en aime que mieux. Voilà le château, il date de son grand-père, et rien n’y a été changé extérieurement.

– C’est superbe! s’écria involontairement Dolly à la vue d’un édifice décoré d’une cotonnade et entouré d’arbres séculaires.

– N’est-ce pas? du premier étage la vue est splendide.»

La calèche roula sur la route unie de la cour d’honneur ornée de massifs d’arbustes, que des ouvriers entouraient en ce moment de pierres grossièrement taillées; on s’arrêta sous un péristyle couvert.

«Ces messieurs sont déjà arrivés, dit Anna voyant emmener des chevaux de selle. N’est-ce pas que ce sont de jolies bêtes? Voilà le cob, mon favori… Où est le comte? demanda-t-elle à deux laquais en livrée, sortis pour les recevoir. Ah! les voici, ajouta-t-elle en apercevant Wronsky et Weslowsky venant à leur rencontre.

– Où logerons-nous la princesse? demanda Wronsky en se tournant vers Anna après avoir baisé la main de Dolly; dans la chambre à balcon?

– Oh non! c’est trop loin; dans la chambre du coin, nous serons plus près l’une de l’autre. J’espère que tu resteras quelque temps avec nous, dit-elle à Dolly. Un seul jour? C’est impossible.

– Je l’ai promis à cause des enfants, répondit celle-ci, troublée de la chétive apparence de son pauvre petit sac de voyage et de la poussière dont elle se sentait couverte.

– Oh! c’est impossible, Dolly, ma chérie; enfin nous en reparlerons. Montons chez toi.»

La chambre qui lui fut offerte avec des excuses, parce que ce n’était pas la chambre d’honneur, avait un ameublement luxueux qui rappela à Dolly les hôtels les plus somptueux de l’étranger.

«Combien je suis heureuse de te voir ici, chère amie, répéta encore Anna, s’asseyant en amazone auprès de sa belle-sœur. Parle-moi de tes enfants: Tania doit être une grande fille?

– Oh oui, répondit Dolly, étonnée de parler si froidement de ses enfants. Nous sommes tous chez les Levine, et très heureux d’y être.

– Si j’avais su que vous ne me méprisiez pas, je vous aurais tous priés de venir ici; Stiva est un ancien ami d’Alexis, dit Anna en rougissant.

– Oui, mais nous sommes si bien là-bas, répondit Dolly confuse.

– Le bonheur de te voir me fait déraisonner, dit Anna l’embrassant tendrement. Mais promets-moi d’être franche, de ne rien me cacher de ce que tu penses de moi, maintenant que tu assisteras à ma vie telle qu’elle est. Ma seule idée, vois-tu, est de vivre sans faire de mal à personne qu’à moi-même, ce qui m’est bien permis! Nous causerons de tout cela à loisir; maintenant je vais passer une robe et t’envoyer la femme de chambre.»

XIX

Dolly, restée seule, examina sa chambre en femme qui connaissait le prix des choses. Jamais elle n’avait vu un luxe comparable à celui dont elle était témoin depuis sa rencontre avec Anna; tout au plus savait-elle, par la lecture de romans anglais, qu’on vivait ainsi en Angleterre; mais en Russie, à la campagne, cela n’existait nulle part. Le lit à sommier élastique, la table de toilette en marbre, les bronzes sur la cheminée, les tapis, les rideaux, tout était neuf, et de la dernière élégance.

La femme de chambre pimpante qui vint offrir ses services était mise avec beaucoup plus de recherche que Dolly, qui se sentit confuse de sortir devant elle de son sac ses menus objets de toilette, notamment une camisole de nuit reprisée, choisie par erreur parmi les plus vieilles. Chez elle, ces raccommodages avaient leur mérite, car ils représentaient une petite économie, mais ils l’humilièrent en présence de cette brillante camériste. Heureusement celle-ci fut rappelée par sa maîtresse, et, à la grande satisfaction de Dolly, Annouchka, l’ancienne femme de chambre d’Anna, qui l’avait accompagnée jadis à Moscou, prit sa place. Annouchka, ravie de revoir Daria Alexandrovna, bavarda tant qu’elle put sur le compte de sa chère dame et de la tendresse du comte, malgré les efforts de Dolly pour l’arrêter.

«J’ai été élevée avec Anna Arcadievna, et l’aime plus que tout au monde; il ne m’appartient pas de la juger, et le comte est un mari…»

L’entrée d’Anna en robe de batiste d’une coûteuse simplicité mit un terme à ces épanchements; Anna avait repris possession d’elle-même et semblait se retrancher derrière un ton calme et indifférent.

«Comment va ta fille? lui demanda Dolly.

– Anny? très bien, veux-tu la voir? Je te la montrerai. Nous avons eu bien des ennuis avec sa nourrice italienne, une brave femme, mais si bête! Cependant, comme la petite lui est très attachée, il a fallu la garder.

– Mais qu’avez-vous fait…? commença Dolly, voulant demander le nom que portait l’enfant; elle s’arrêta en voyant le visage d’Anna s’assombrir. L’avez-vous sevrée?

– Ce n’est pas là ce que tu voulais dire, répondit celle-ci, comprenant la réticence de sa belle-sœur, tu pensais au nom de l’enfant, n’est-ce pas? Le tourment d’Alexis, c’est qu’elle n’en a pas d’autre que celui de Karénine; – et elle ferma les yeux à demi, une nouvelle habitude que Dolly ne lui connaissait pas. – Nous reparlerons de tout cela, viens que je te la montre.»

La «nursery», une chambre haute, spacieuse et bien éclairée, était organisée avec le même luxe que le reste de la maison. Les procédés les plus nouveaux pour apprendre aux enfants à ramper et à marcher, les baignoires, balançoires, petites voitures, tout y était neuf, anglais, et visiblement coûteux.

L’enfant en chemise, assise dans un fauteuil et servie par une fille de service russe, qui partageait probablement son repas, mangeait une soupe dont toute sa petite poitrine était mouillée; ni la bonne ni la nourrice n’étaient présentes; on entendait dans la pièce voisine le jargon français qui leur permettait de se comprendre.

La bonne anglaise parut dès qu’elle entendit la voix d’Anna et se répandit en excuses, quoiqu’on ne lui adressât aucun reproche. C’était une grande femme à boucles blondes, qu’elle agitait en parlant, d’une physionomie mauvaise, qui déplut à Dolly; à chaque mot d’Anna, elle répondait: «Yes, mylady».

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