– Par philanthropie?
– Pourquoi y chercher un ridicule? Cette famille est celle d’un dresseur anglais, très habile dans son métier, que Wronsky a employé; le malheureux, perdu de boisson, a abandonné femme et enfants; Anna s’est intéressée à cette infortunée et a fini par se charger des enfants, mais pas seulement pour leur donner de l’argent, car elle enseigne elle-même le russe à un des garçons afin de le faire entrer au gymnase, et garde la petite fille chez elle.»
La voiture entra en ce moment dans une cour; Stépane Arcadiévitch sonna à la porte devant laquelle ils s’étaient arrêtés, et, sans demander si on recevait, se débarrassa de sa fourrure dans le vestibule. Levine, de plus en plus inquiet sur la convenance de la démarche qu’il faisait, imita cependant cet exemple. Il se trouva très rouge en se regardant au miroir, mais, sûr de ne pas être gris, il monta l’escalier à la suite d’Oblonsky. Un domestique les reçut au premier et, questionné familièrement par Stépane Arcadiévitch, répondit que madame était dans le cabinet du comte avec M. Varkouef.
Ils traversèrent une petite salle à manger en boiserie et entrèrent dans une pièce faiblement éclairée, où un réflecteur placé près d’un grand portrait répandait une lumière très douce sur l’image d’une femme aux épaules opulentes, aux cheveux noirs frisés, au sourire pensif, au regard troublant. Levine demeura fasciné: une créature aussi belle ne pouvait exister dans la réalité. C’était le portrait d’Anna fait par Mikhaïlof en Italie.
«Je suis charmée…» dit une voix qui s’adressait évidemment au nouveau venu. C’était Anna, qui, dissimulée par un treillage de plantes grimpantes, se levait pour accueillir ses visiteurs. Et dans la demi-obscurité da la chambre Levine reconnut l’original du portrait, en toilette simple et montante, qui ne prêtait pas au déploiement de sa beauté, mais ayant ce charme souverain si bien compris de l’artiste.
X
Elle s’avança vers lui et ne dissimula pas le plaisir que lui causait sa visite; avec l’aisance et la simplicité d’une femme du meilleur monde, elle lui tendit une petite main énergique, le présenta à Varkouef et lui nomma la jeune fille assise avec son ouvrage près de la table.
«Je suis très heureuse de faire votre connaissance, car il y a longtemps que vous ne m’êtes plus un étranger, grâce à Stiva et à votre femme. Je n’oublierai jamais l’impression que celle-ci m’a faite; on ne peut comparer cette charmante personne qu’à une jolie fleur; et j’apprends qu’elle sera bientôt mère?»
Elle parlait sans se presser, regardant tour à tour Levine et son frère, et mettant son nouveau visiteur à l’aise, comme s’ils se fussent connus depuis leur enfance.
Oblonsky lui demanda si on pouvait fumer.
«C’est pour cela que nous nous sommes réfugiés dans le cabinet d’Alexis», répondit-elle en avançant un porte-cigarettes d’écaille à Levine, après y avoir pris une cigarette.
«Comment vas-tu aujourd’hui? dit Stiva.
– Pas mal; un peu nerveuse, comme toujours.
– N’est-ce pas qu’il est beau? dit Stépane Arcadiévitch, remarquant l’admiration de Levine pour le portrait.
– Je n’ai rien vu de plus parfait.
– Ni de plus ressemblant», ajouta Varkouef.
Le visage d’Anna brilla d’un éclat tout particulier lorsque, pour comparer le portrait à l’original, Levine la regarda attentivement; celui-ci rougit, et pour cacher son trouble demanda à Mme Karénine quand elle avait vu Dolly.
«Dolly? je l’ai vue avant-hier, très montée contre les professeurs de Grisha au gymnase, qu’elle accuse d’injustice; nous causions tout à l’heure avec M. Varkouef des tableaux de Votchenko; les connaissez-vous?
– Oui,» répondit Levine, et la conversation s’engagea sur les nouvelles écoles de peinture et sur les illustrations qu’un peintre français venait de faire de la Bible. Anna causait avec esprit, mais sans aucune prétention, s’effaçant volontiers pour faire briller les autres, et, au lieu de se torturer comme il l’avait fait le matin, Levine trouva agréable et facile soit de parler, soit d’écouter. À propos du réalisme exagéré que Varkouef reprochait à la peinture française, Levine fit remarquer que le réalisme était une réaction, jamais la convention dans l’art n’ayant été poussée aussi loin qu’en France.
«Ne plus mentir devient de la poésie», dit-il, et il se sentit heureux de voir Anna rire en l’approuvant.
«Ce que vous dites là caractérise également la littérature, reprit-elle, Zola, Daudet; il en est peut-être toujours ainsi: on commence par rêver des types imaginaires, un idéal de convention, mais, les combinaisons faites, ces types paraissent ennuyeux et froids, et l’on retombe dans le naturel.
– C’est juste, dit Varkouef.
– Ainsi vous venez du club?» dit Anna à son frère, se penchant vers lui pour lui parler à voix basse.
«Voilà une femme!» pensa Levine absorbé dans la contemplation de cette physionomie mobile, qui en causant avec Stiva exprimait tour à tour la curiosité, la colère et la fierté; mais l’émotion d’Anna fut passagère; elle ferma les yeux à demi comme pour recueillir ses souvenirs, et, se tournant vers la petite Anglaise:
«Please, order the tea in the drawing-room», dit-elle.
L’enfant se leva et sortit.
«A-t-elle bien passé son examen? demanda Stépane Arcadiévitch.
– Parfaitement; c’est une jeune fille pleine de moyens et d’un naturel charmant.
– Tu finiras par la préférer à ta propre fille.
– Voilà bien un jugement d’homme! Peut-on comparer ces deux affections? J’aime ma fille d’une façon, celle-ci d’une autre.
– Ah! si Anna Arcadievna voulait dépenser au profit d’enfants russes la centième partie de l’activité qu’elle consacre à cette petite Anglaise, quels services son énergie ne rendrait-elle pas! Elle accomplirait de grandes choses.
– Que voulez-vous? cela ne se commande pas. Le comte Alexis Kyrilovitch (elle regarda Levine d’un air timide en prononçant ce nom, et celui-ci lui répondit par un regard approbateur et respectueux) m’a fort encouragée à visiter les écoles à la campagne; j’ai essayé, mais n’ai jamais pu m’y intéresser. Vous parlez d’énergie? mais la base de l’énergie, c’est l’amour, et l’amour ne se donne pas à volonté. Je serais fort embarrassée de vous dire pourquoi je me suis attachée à cette petite Anglaise, je n’en sais rien.»
Elle regarda encore Levine comme pour lui prouver qu’elle ne parlait que dans le but d’obtenir son approbation, sûre d’avance cependant qu’ils se comprenaient.
«Combien je suis de votre avis, s’écria celui-ci: on ne saurait mettre son cœur dans ces questions scolaires; aussi les institutions philanthropiques restent-elles généralement lettre morte.
– Oui, dit Anna après un moment de silence, je n’ai jamais réussi à aimer tout un ouvroir de vilaines petites filles, je n’ai pas le cœur assez large; pas même maintenant où j’aurais tant besoin d’occupation!» ajouta-t-elle d’un air triste et en s’adressant à Levine, quoiqu’elle parlât à son frère. Puis, fronçant le sourcil, comme pour se reprocher cette demi-confidence, elle changea de conversation.