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Levine, aveuglé par les éclairs et l’averse, finit enfin par apercevoir ce petit groupe, et courut aussi vite que le lui permettaient ses chaussures remplies d’eau.

«Vivants! que Dieu soit loué! Mais peut-on commettre une pareille imprudence! cria-t-il furieux à sa femme, qui tournait vers lui son visage mouillé.

– Je t’assure qu’il n’y a pas de ma faute; nous allions partir lorsque…

– Puisque vous êtes sains et saufs, Dieu merci! Je ne sais plus ce que je dis!»

Puis, ramassant à la hâte le petit bagage de l’enfant, Levine remit son fils à la bonne, et, prenant le bras de sa femme, l’entraîna en lui serrant doucement la main, honteux de l’avoir grondée.

XVIII

Malgré la déception qu’il ressentit en constatant que sa régénération morale n’apportait aucune modification favorable dans sa nature, Levine n’en éprouva pas moins tout le reste de la journée une plénitude de cœur qui le combla de joie. Il ne prit qu’une faible part à la conversation, mais le temps se passa gaiement, et Katavasof fit la conquête des dames par la tournure originale de son esprit. Mis en verve par Serge Ivanitch, il les amusa en leur racontant ses études sur les mœurs et la physionomie des mouches mâles et femelles, ainsi que sur leur genre de vie dans les appartements. Kosnichef, à son tour, reprit la question slave, qu’il développa d’une façon intéressante; la journée s’acheva donc agréablement, sans discussions irritantes, et, la température s’étant rafraîchie après l’orage, on ne quitta pas la maison.

Kitty, obligée d’aller retrouver son fils pour lui donner son bain, se retira à regret, et, quelques minutes après, on vint avertir Levine qu’elle le demandait. Inquiet, il se leva aussitôt, malgré l’intérêt qu’il prenait à la théorie de son frère sur l’influence que l’émancipation de quarante millions de Slaves aurait pour l’avenir de la Russie.

Que pouvait-on lui vouloir? on ne le réclamait jamais auprès de l’enfant qu’en cas d’urgence. Mais son inquiétude, aussi bien que la curiosité éveillée en lui par les idées de son frère, disparurent dès qu’il se retrouva seul un moment, et son bonheur intime lui revint, vif et profond comme le matin, sans qu’il eût besoin de le ranimer par la réflexion. Le sentiment était devenu plus puissant que la pensée, il traversa la terrasse et aperçut deux étoiles brillantes au firmament.

«Oui, se dit-il en regardant le ciel, je me rappelle avoir pensé qu’il y avait une vérité dans l’illusion de cette voûte que je contemplais, mais quelle était la pensée restée inachevée dans mon esprit?…» Et en entrant dans la chambre de l’enfant il se la rappela.

«Pourquoi, si la principale preuve de l’existence de Dieu est la révélation intérieure qu’il donne à chacun de nous du bien et du mal, cette révélation serait-elle limitée à l’Église chrétienne? Et ces millions de Bouddhistes, de Musulmans, qui cherchent également le bien?…» La réponse à cette question devait exister, mais il ne put se la formuler avant d’entrer.

Kitty, les manches retroussées, penchée au-dessus de la baignoire où elle maintenait d’une main la tête de l’enfant tandis qu’elle l’épongeait de l’autre, se tourna vers son mari en l’entendant approcher.

«Viens vite! Agathe Mikhaïlovna avait raison, il nous reconnaît.»

L’événement était important: pour s’en assurer complètement, on soumit Mitia à diverses épreuves; on fit monter une cuisinière qu’il n’avait jamais vue. L’expérience fut concluante; l’enfant refusa de regarder l’étrangère, et sourit à sa mère et à sa bonne. Levine lui-même était ravi.

«Je suis bien contente de voir que tu commences à l’aimer, dit Kitty lorsqu’elle eut bien installé son fils sur ses genoux après son bain. Je commençais à m’attrister quand tu disais que tu ne ressentais rien pour lui.

– Ce n’est pas là ce que je voulais dire, mais il m’a causé une déception.

– Comment cela?

– Je m’attendais à ce qu’il me révélât un sentiment nouveau, et tout au contraire c’est de la pitié, du dégoût, et surtout de la frayeur qu’il m’a inspirés. Je n’ai bien compris que je l’aimais qu’aujourd’hui, après l’orage.»

Kitty sourit de joie.

«Tu as eu bien peur? moi aussi; mais j’ai plus peur encore, maintenant que je me rends compte du danger que nous avons couru. J’irai regarder le chêne demain…, et maintenant retourne vers tes hôtes. Je suis si contente de te voir en bons rapports avec ton frère.»

XIX

Levine, en quittant sa femme, reprit le cours de ses pensées, et, au lieu de rentrer au salon, s’accouda sur la balustrade de la terrasse.

La nuit venait, et le ciel, pur au midi, restait orageux du côté opposé; de temps en temps un éclair éblouissant, suivi d’un sourd grondement, faisait disparaître aux yeux de Levine les étoiles et la voie lactée qu’il considérait, écoutant les gouttes de pluie tomber en cadence du feuillage des arbres; les étoiles reparaissaient ensuite peu à peu, reprenant leur place comme si une main soigneuse les eût rajustées au firmament.

«Quelle est la crainte qui me trouble? se demandait-il, sentant une réponse dans son âme, sans pouvoir encore la définir.

«Oui, les lois du bien et du mal révélées au monde sont la preuve évidente, irrécusable, de l’existence de Dieu; ces lois, je les reconnais au fond de mon cœur, m’unissant ainsi bon gré mal gré à tous ceux qui les reconnaissent comme moi, et cette réunion d’êtres humains partageant la même croyance s’appelle l’Église. Et les Hébreux, les Musulmans, les Bouddhistes? se dit-il, revenant à ce dilemme qui lui semblait dangereux. Ces millions d’hommes seraient-ils privés du plus grand des bienfaits, de celui qui, seul, donne un sens à la vie?»

Il réfléchit. «Mais la question que je me pose là est celle des rapports des diverses croyances de l’humanité entière avec la Divinité? C’est la révélation de Dieu à l’Univers avec ses planètes et ses nébuleuses, que je prétends sonder? Et c’est au moment où un savoir certain, quoique inaccessible à la raison, m’est révélé, que je m’obstine encore à faire intervenir la logique?

«Je sais que les étoiles ne marchent pas, se dit-il, remarquant le changement survenu dans la position de l’astre brillant qu’il voyait s’élever au-dessus des bouleaux, mais, ne pouvant m’imaginer la rotation de la terre en voyant les étoiles changer de place, j’ai raison de dire qu’elles marchent. – Les astronomes auraient-ils rien compris, rien calculé, s’ils avaient pris en considération les mouvements compliqués et variés de la terre? Leurs étonnantes conclusions sur les distances, les poids, les mouvements et les révolutions des corps célestes n’ont-elles pas toutes été basées sur les mouvements apparents des astres autour de la terre immobile, ces mêmes mouvements dont je suis témoin, comme des millions d’hommes l’ont été pendant des siècles, et qui peuvent toujours être vérifiés? Et, de même que les conclusions des astronomes eussent été fausses et inexactes s’ils ne les avaient pas basées sur leurs observations du ciel apparent, relativement à un seul méridien et à un seul horizon, de même toutes mes conclusions sur la connaissance du bien et du mal seraient privées de sens si je ne les rapportais à la révélation que m’en a faite le christianisme, et que je pourrai toujours vérifier dans mon âme. Les rapports des autres croyances avec Dieu resteront pour moi insondables, et je n’ai pas le droit de les scruter.»

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