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– D’un sujet que j’aurais abordé avec toi sans qu’il m’en parlât: de la possibilité de rendre ta situation régulière. Tu sais ma manière de voir à ce sujet, mais enfin mieux vaudrait le mariage.

– C’est-à-dire le divorce? Betsy Tverskoï m’a fait la même observation. Ah! ne crois pas que j’établisse de comparaison entre vous: c’est la femme la plus dépravée qui existe. Enfin, que t’a-t-il dit?

– Qu’il souffre pour toi et pour lui; si c’est de l’égoïsme, il vient d’un sentiment d’honneur; le comte voudrait légitimer sa fille, être ton mari, avoir des droits sur toi.

– Quelle femme peut appartenir à son mari plus complètement que je ne lui appartiens? Je suis son esclave!

– Mais il ne voudrait pas te voir souffrir.

– Est-ce possible! et puis!…

– Et puis légitimer ses enfants, leur donner son nom.

– Quels enfants? – et Anna ferma à demi les yeux.

– Mais Anny et ceux que tu pourras avoir encore…

– Oh! il peut être tranquille, je n’en aurai plus.

– Comment peux-tu répondre de cela?

– Parce que je ne veux plus en avoir – et, malgré son émotion, Anna sourit de l’expression d’étonnement, de naïve curiosité et d’horreur qui se peignit sur le visage de Dolly. – Après ma maladie, le docteur m’a dit…

– C’est impossible!» s’écria Dolly ouvrant de grands yeux et contemplant Anna avec stupéfaction. Ce qu’elle venait d’apprendre confondait toutes ses idées, et les déductions qu’elle en tira furent telles, que bien des points mystérieux pour elle jusqu’ici lui parurent s’éclaircir subitement. N’avait-elle pas rêvé quelque chose d’analogue pendant son voyage?… et maintenant cette réponse trop simple à une question compliquée l’épouvantait!

«N’est-ce pas immoral? demanda-t-elle après un moment de silence.

– Pourquoi? N’oublie pas que j’ai le choix entre un état de souffrance et la possibilité d’être un camarade pour mon mari, car je le considère comme tel; si le point est discutable en ce qui te concerne, il ne l’est pas pour moi. Je ne suis sa femme qu’autant qu’il m’aime, et il me faut entretenir cet amour.»

Dolly était en proie aux réflexions sans nombre que ces confidences faisaient naître dans son esprit. «Je n’ai pas cherché à retenir Stiva, pensait-elle, mais celle qui me l’a enlevé y a-t-elle réussi? elle était pourtant jeune et jolie, ce qui n’a pas empêché Stiva de la quitter aussi! Et le comte sera-t-il retenu par les moyens qu’emploie Anna? ne trouvera-t-il pas, quand il le voudra, une femme plus séduisante encore?» Elle soupira profondément.

«Tu dis que c’est immoral, reprit Anna, sentant que Dolly la désapprouvait, mais songe donc que mes enfants ne peuvent être que de malheureuses créatures destinées à rougir de leurs parents, de leur naissance?

– C’est pourquoi tu dois demander le divorce.»

Anna ne l’écoutait pas, elle voulait aller jusqu’au bout de son argumentation.

«La raison m’a été donnée pour ne pas procréer des infortunés; s’ils n’existent pas, ils ne connaissent pas le malheur; mais, s’ils existent pour souffrir, la responsabilité en retombe sur moi.»

«Comment peut-on être coupable à l’égard de créatures qui n’existent pas?» pensait Dolly en secouant la tête pour chasser l’idée bizarre que pour Grisha, son bien-aimé, il aurait peut-être mieux valu ne pas naître.

«Je t’avoue que, selon moi, c’est mal, dit-elle avec une expression de dégoût.

– Songe à la différence qui existe entre nous deux: pour toi, il ne peut s’agir que de savoir si tu désires encore avoir des enfants; pour moi, il s’agit de savoir s’il m’est permis d’en avoir.»

Dolly se tut, et elle comprit tout à coup l’abîme qui la séparait d’Anna; entre elles certaines questions ne pouvaient plus être discutées.

XXIV

«Raison de plus pour régulariser la situation, si c’est possible.

– Oui, si c’est possible, répondit Anna sur un ton tout différent, de calme et de douceur.

– On me disait que ton mari y consentait.

– Dolly, ne parlons pas de cela.

– Comme tu veux, répondit celle-ci, frappée de la douleur profonde qui se peignit sur les traits d’Anna; ne vois-tu pas les choses trop en noir?

– Nullement, je suis heureuse et contente. Je fais même des passions; – as-tu remarqué Weslowsky?

– Le ton de Weslowsky me déplaît fort, à dire vrai.

– Pourquoi? l’amour-propre d’Alexis en est chatouillé, voilà tout, et pour moi je fais de cet enfant ce que je veux, comme toi avec Grisha; non, Dolly, je ne vois pas tout en noir, mais je cherche à ne rien voir, tant je trouve tout terrible.

– Tu as tort, tu devrais faire le nécessaire.

– Quoi? épouser Alexis? Crois-tu donc réellement que je n’y songe pas? Mais quand cette pensée s’empare de moi, elle m’affole, et je ne parviens à me calmer qu’avec de la morphine, dit-elle en se levant, puis marchant de long en large en s’arrêtant par moments. Mais d’abord il ne consentira pas au divorce, parce qu’il est sous l’influence de la comtesse Lydie.

– Il faut essayer, dit Dolly avec douceur, suivant Anna des yeux, le cœur plein de sympathie.

– Admettons que j’essaye, que je l’implore comme une coupable, admettons même qu’il consente.» Anna, arrivée près de la fenêtre, s’arrêta pour arranger les rideaux: «Et mon fils? me le rendra-t-on? Non, il grandira chez ce père que j’ai quitté, en apprenant à me mépriser! Conçois-tu que j’aime presque également, certes plus que moi-même, ces deux êtres qui s’excluent l’un l’autre, Serge et Alexis?» Elle revint au milieu de la chambre en serrant ses mains contre sa poitrine, et se pencha vers Dolly, tremblante d’émotion sous ce regard mouillé de larmes.

«Je n’aime qu’eux au monde et ne puis les réunir! Le reste m’est égal! Cela finira d’une façon quelconque, mais je ne puis, je ne veux pas aborder ce sujet. Tu ne saurais imaginer ce que je souffre!»

Elle s’assit près de Dolly et lui prit la main.

«Ne me méprise pas, je ne le mérite pas; mais plains-moi, car il n’y a pas de femme plus malheureuse…» Et elle se mit à pleurer.

Quand Anna l’eut quittée, Dolly pria, puis se coucha; ses pensées se tournèrent involontairement vers la maison, les enfants; jamais elle n’avait aussi vivement senti combien ce petit monde à elle lui était cher et précieux! Elle décida que rien ne la retiendrait plus longtemps éloignée, et qu’elle partirait le lendemain.

Anna, dans son cabinet de toilette, prit un verre et y versa quelques gouttes d’une potion contenant principalement de la morphine; une fois calmée, elle entra tranquillement dans sa chambre à coucher.

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