«Tu peux t’en retourner à la maison», dit-elle s’adressant au jeune cocher; elle prononça ces mots lentement et doucement; son cœur battait à se rompre et l’empêchait de parler. «Non, je ne te permettrai plus de me faire ainsi souffrir», pensa-t-elle, s’adressant avec menace à celui qui la torturait, et elle continua à longer le quai.
«Où fuir, mon Dieu!» se dit-elle en se voyant examinée par des personnes que sa toilette et sa beauté intriguaient. Le chef de gare lui demanda si elle n’attendait pas le train; un petit marchand de kvas ne la quittait pas des yeux. Arrivée à l’extrémité du quai, elle s’arrêta; des dames et des enfants y causaient en riant avec un monsieur en lunettes, qu’elles étaient probablement venues chercher; elles aussi se turent et se retournèrent pour regarder passer Anna. Celle-ci hâta le pas; un convoi de marchandises approchait qui ébranla le quai; elle se crut de nouveau dans un train en marche. Soudain elle se souvint de l’homme écrasé le jour où pour la première fois elle avait rencontré Wronsky à Moscou, et elle comprit ce qui lui restait à faire. Légèrement et rapidement elle descendit les marches, qui de la pompe, placée à l’extrémité du quai, allaient jusqu’aux rails, et marcha au-devant du train. Elle examina froidement la grande roue de la locomotive, les chaînes, les essieux, cherchant à mesurer de l’œil la distance qui séparait les roues de devant du premier wagon, des roues de derrière.
«Là, se dit-elle, regardant l’ombre projetée par le wagon sur le sable mêlé de charbon qui recouvrait les traverses, là, au milieu, il sera puni, et je serai délivrée de tous et de moi-même.»
Son petit sac rouge, qu’elle eut quelque peine à détacher de son bras, lui fit manquer le moment de se jeter sous le premier wagon; elle attendit le second. Un sentiment semblable à celui qu’elle éprouvait jadis avant de faire un plongeon dans la rivière, s’empara d’elle, et elle fit un signe de croix. Ce geste familier réveilla dans son âme une foule de souvenirs de jeunesse et d’enfance; la vie avec ses joies fugitives brilla un moment devant elle; mais elle ne quitta pas des yeux le wagon, et lorsque le milieu, entre les deux roues, apparut, elle rejeta son sac, rentra sa tête dans ses épaules et, les mains en avant, se jeta sur les genoux sous le wagon, comme prête à se relever. Elle eut le temps d’avoir peur. «Où suis-je? pourquoi?» pensa-t-elle, faisant effort pour se rejeter en arrière; mais une masse énorme, inflexible, la frappa sur la tête, et l’entraîna par le dos. «Seigneur, pardonne-moi!» murmura-t-elle sentant l’inutilité de la lutte. Un petit moujik, marmottant dans sa barbe, se pencha du marchepied du wagon sur la voie. Et la lumière, qui pour l’infortunée avait éclairé le livre de la vie, avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs, déchirant les ténèbres, brilla d’un éclat plus vif, vacilla et s’éteignit pour toujours.
HUITIÈME PARTIE
I
Deux mois s’étaient écoulés, et, quoiqu’on eût atteint la moitié de l’été Serge Ivanitch n’avait pas encore quitté Moscou pour prendre son temps de repos habituel à la campagne. Un événement important venait de s’accomplir pour lui, la publication d’un livre sur les formes gouvernementales en Europe et en Russie, fruit d’un labeur de six ans. L’introduction, ainsi que quelques fragments de cet ouvrage, avaient déjà paru dans des revues; mais, quoique son travail n’eût plus l’attrait de la nouveauté, Serge Ivanitch s’attendait néanmoins à ce qu’il fît sensation.
Des semaines se passèrent cependant sans qu’aucune émotion vînt agiter le monde littéraire. Quelques amis, hommes de science, parlèrent à Kosnichef de son livre, par politesse, mais la société proprement dite était préoccupée de questions trop différentes, pour accorder la moindre attention à une publication de ce genre; quant aux journaux, la seule critique qui parût dans une feuille sérieuse fut de nature à mortifier l’auteur.
Cet article n’était qu’un choix de citations, habilement combinées pour démontrer que le livre entier, avec ses hautes prétentions, n’offrait qu’un tissu de phrases pompeuses, qui ne semblaient pas toujours intelligibles, ainsi que le témoignaient les fréquents points d’interrogation du critique; le plus dur, c’est que celui-ci, quoique médiocrement instruit, était très spirituel.
Serge Ivanitch, malgré sa bonne foi, ne songea pas un instant à vérifier la justesse de ces remarques; il crut à une vengeance, et se rappela avoir rencontré l’auteur de l’article chez son libraire, et avoir relevé l’ignorance d’une de ses observations.
Au mécompte de voir le travail de six années passer ainsi inaperçu, se joignait pour Kosnichef une sorte de découragement causé par l’oisiveté, qui succédait pour lui à la période d’agitation, due à la publication de son livre. Heureusement l’attention publique se portait en ce moment vers la question slave, avec un enthousiasme qui gagnait les meilleurs esprits. Kosnichef avait trop de sens pour ne pas reconnaître que cet entraînement présentait des côtés puérils, et qu’il offrait de trop nombreuses occasions aux personnalités vaniteuses de se mettre en évidence; il ne professait pas non plus une confiance absolue dans les récits exagérés des journaux; mais il fut touché par le sentiment unanime de sympathie ressenti par toutes les classes de la société pour l’héroïne des Serbes et des Monténégrins. Cette manifestation de l’opinion publique le frappa.
«Le sentiment national, disait-il, pouvait enfin se produire au grand jour», et plus il étudiait ce mouvement dans son ensemble, plus il lui découvrait des proportions grandioses, destinées à marquer dans l’histoire de la Russie. Son livre et ses déceptions furent oubliés! et il se consacra si complètement à l’œuvre commune, qu’il atteignait la moitié de l’été sans avoir pu se dégager assez complètement de ses nouvelles occupations pour aller à la campagne. Il résolut, coûte que coûte, de s’accorder une quinzaine de jours pour se plonger dans la vie des champs, afin d’assister aux premiers signes de ce réveil national, auquel la capitale et toutes les grandes villes de l’empire croyaient fermement.
Katavasof profita de l’occasion pour tenir la promesse qu’il avait faite à Levine de venir chez lui, et les deux amis se mirent en route le même jour.
II
Les abords de la gare de Koursk étaient encombrés de voitures amenant des volontaires et ceux qui leur faisaient escorte; des dames portant des bouquets attendaient les héros du jour pour les saluer, et la foule les suivait jusque dans l’intérieur de la gare.
Parmi les dames munies de bouquets, il s’en trouva une qui connaissait Serge Ivanitch, et, en le voyant paraître, elle lui demanda en français s’il accompagnait des volontaires.
«Je pars pour la campagne, chez mon frère, princesse, j’ai besoin de me reposer; mais vous, ajouta-t-il avec un léger sourire, ne quittez pas votre poste?
– Il le faut bien. Est-il vrai, dites-moi, que nous en ayons déjà expédié huit cents?
– Nous en avons expédié plus de mille, et nous comptons ceux qui ne sont pas directement partis de Moscou.
– Je le disais bien, s’écria la dame enchantée, et les dons? n’est-ce pas qu’ils ont atteint presque un million?