XXVI
Levine était rentré à Moscou en septembre pour les couches de sa femme, et y avait déjà passé un mois, lorsque Serge Ivanitch l’invita à l’accompagner aux élections auxquelles il se rendait. Constantin hésitait, quoiqu’il eût des affaires de tutelle à régler pour sa sœur dans le gouvernement de Kachine; mais Kitty, voyant qu’il s’ennuyait en ville, le pressa de partir et, pour l’y décider tout à fait, lui fit faire un uniforme de délégué de la noblesse: cette dépense trancha la question.
Au bout de six jours de démarches à Kachine, l’affaire de tutelle n’avait pas fait un pas, parce qu’elle dépendait en partie du maréchal dont la réélection se préparait. Le temps se passait en longues conversations avec des gens excellents, très désireux de rendre service, mais qui ne pouvaient rien, le maréchal restant inabordable; ces allées et venues sans résultat ressemblaient aux efforts inutiles qu’on fait en rêve; mais Levine, que le mariage avait rendu plus patient, cherchait à ne pas s’exaspérer; il appliquait cette même patience à comprendre les manœuvres électorales qui agitaient autour de lui tant d’hommes honnêtes et estimables, et faisait de son mieux pour approfondir ce qu’il avait autrefois traité si légèrement.
Serge Ivanitch ne négligea rien pour lui expliquer le sens et la portée des nouvelles élections, auxquelles il s’intéressait particulièrement. Snetkof, le maréchal actuel, était un homme de la vieille roche, fidèle aux habitudes du passé, qui avait gaspillé une fortune considérable le plus honnêtement du monde, et dont les idées arriérées ne cadraient pas avec les besoins du moment; il tenait, comme maréchal, de fortes sommes entre les mains, et les affaires les plus graves, telles que les tutelles, la direction de l’instruction publique, etc., dépendaient de lui. Il s’agissait de le remplacer par un homme nouveau, actif, imbu d’idées modernes, capable d’extraire du semstvo les éléments de «self-government» qu’il pouvait fournir, au lieu d’y apporter un esprit de caste qui en dénaturait le caractère. Le riche gouvernement de Kachine pouvait, si on savait user des forces qui y étaient concentrées, servir d’exemple au reste de la Russie, et les nouvelles élections deviendraient ainsi d’une haute importance. À la place de Snetkof on mettrait Swiagesky, ou mieux encore Newedowsky, un homme éminent, autrefois professeur, et ami intime de Serge Ivanitch. Les états provinciaux furent ouverts par un discours du gouverneur, qui engagea la noblesse à n’envisager les élections qu’au point de vue du bien public et du dévouement au monarque, ainsi que le gouvernement de Kachine l’avait toujours pratiqué. Le discours fut très bien accueilli; les délégués de la noblesse entourèrent le gouverneur quand il quitta la salle, et l’on se rendit à la cathédrale pour y prêter serment. Le service religieux impressionnait toujours Levine, qui fut touché d’entendre cette foule de vieillards et de jeunes gens répéter solennellement les formules du serment.
Plusieurs jours se passèrent en réunions et en discussions relativement à un système de comptabilité que le parti de Serge Ivanitch semblait aigrement reprocher au maréchal. Levine finit par demander à son frère si l’on soupçonnait Snetkof de dilapidations.
«Nullement, c’est un très digne homme; mais il faut mettre un terme à cette façon patriarcale de diriger les affaires.»
La séance pour l’élection des maréchaux de district fut orageuse; elle se termina par la réélection de Swiagesky, qui offrit le même soir un grand dîner.
XXVII
L’élection principale, celle du maréchal de gouvernement, n’eut lieu que le sixième jour. La foule se pressait dans les deux salles, où les débats s’agitaient sous le portrait de l’empereur.
Les délégués de la noblesse s’étaient divisés en deux groupes, les vieux et les nouveaux; parmi les vieux on ne voyait que des uniformes passés de mode, courts de taille, serrés aux entournures, comme si leurs possesseurs avaient beaucoup grandi; quelques uniformes de marine et de cavalerie de très ancienne date s’y remarquaient aussi; les nouveaux portaient au contraire des uniformes larges d’épaules, longs de taille, des gilets blancs, et parmi eux on distinguait quelques uniformes de cour.
Levine avait suivi son frère dans la petite salle où l’on fumait devant un buffet; il tâchait de suivre la conversation dont Kosnichef était l’âme, et de comprendre pourquoi deux maréchaux de district hostiles à Snetkof tenaient à lui faire poser sa candidature. Oblonsky, en tenue de chambellan, vint se joindre à ce groupe après avoir déjeuné.
«Nous tenons la position, dit-il en arrangeant ses favoris, après avoir écouté Swiagesky et lui avoir donné raison. Un district suffit, et si Swiagesky s’en mêlait, ce serait de l’affectation.»
Tout le monde semblait comprendre, sauf Levine qui seul n’y entendait rien; pour s’éclairer il prit le bras de Stépane Arcadiévitch, et lui exprima son étonnement de voir des districts hostiles demander au vieux maréchal de poser sa candidature.
«O sancta simplicitas! répondit Oblonsky: ne comprends-tu pas que, nos mesures étant prises, il faut que Snetkof se présente, car, s’il se désistait, le vieux parti pourrait choisir un candidat et dérouter nos combinaisons. Le district de Swiagesky faisant opposition, il y aura toujours ballottage, et nous en profiterons pour proposer le candidat de notre choix.»
Levine ne comprit qu’à demi et aurait continué ses questions, si des clameurs parties de la grande salle n’eussent attiré son attention.
XXVIII
La discussion semblait fort vive sous le portrait de l’empereur; mais Levine, gêné par ses voisins, ne distinguait que la voix douce du vieux maréchal, celle de Kosnichef et le ton aigre d’un député de la noblesse. Serge, en réponse à ce dernier, et pour calmer l’agitation générale, demanda au secrétaire le texte même de la loi, dont il fit lecture, afin de prouver au public qu’en cas de divergence d’opinion on devait aller aux voix.
Un gros monsieur aux moustaches teintes, serré dans son uniforme, l’interrompit en s’approchant de la table, et cria:
«Aux voix! aux voix! pas de discussions!» C’était demander la même chose, mais dans un esprit d’hostilité qui ne fit qu’augmenter les clameurs; le maréchal réclama le silence; des cris partaient de tous côtés, et les visages comme les paroles semblaient surexcités. Levine comprit, avec l’aide de son frère, qu’il s’agissait de valider les droits d’électeur d’un délégué accusé de se trouver sous le coup d’un jugement; une voix de moins pouvait déplacer la majorité: c’est pourquoi l’agitation était si vive. Levine, péniblement frappé de voir cette irritation haineuse s’emparer d’hommes qu’il estimait, préféra à ce triste spectacle la vue des domestiques qui servaient au buffet dans la petite salle. Il allait adresser la parole à un vieux maître d’hôtel à favoris gris, qui connaissait toute la province, lorsqu’on vint l’appeler pour voter.
Une boule blanche lui fut remise en rentrant dans la grande salle, et il fut poussé vers la table où Swiagesky, l’air important et ironique, présidait aux votes. Levine, déconcerté et ne sachant que faire de sa boule, lui demanda à demi-voix:
«Que faut-il que je fasse?»