Elle se dirigea vers la porte.
«Attends, dit Wronsky en la retenant par le bras: de quoi s’agit-il entre nous? Je demande à ne partir que dans trois jours, et tu réponds à cela que je mens et que je suis un malhonnête homme.
– Oui et je le répète; un homme qui me reproche les sacrifices qu’il m’a faits (c’était une allusion à d’anciens griefs) est plus que malhonnête, c’est un être sans cœur.
– Décidément, ma patience est à bout,» dit Wronsky, et il la laissa partir.
Anna rentra dans sa chambre d’un pas chancelant et s’affaissa sur un fauteuil.
«Il me hait, c’est certain; il en aime une autre, c’est plus certain encore; tout est fini, il faut fuir; mais comment?»
Les pensées les plus contradictoires l’assaillirent. Où aller? chez sa tante qui l’avait élevée? chez Dolly, ou simplement à l’étranger? Cette rupture serait-elle définitive? Que faisait-il dans son cabinet? Que diraient Alexis Alexandrovitch et le monde de Pétersbourg? Une idée vague, qu’elle ne parvenait pas à formuler, l’agitait; elle se rappela un mot dit par elle à son mari après sa maladie: «pourquoi ne suis-je pas morte!» et aussitôt ces paroles réveillèrent le sentiment qu’elles avaient exprimé jadis. «Mourir, oui, c’est la seule manière d’en sortir; ma honte, le déshonneur d’Alexis Alexandrovitch et celui de Serge, tout s’efface avec ma mort; il me pleurera alors, me regrettera, m’aimera!». Un sourire d’attendrissement sur elle-même effleura ses lèvres tandis qu’elle ôtait machinalement les bagues de ses doigts.
«Anna, dit une voix près d’elle, qu’elle entendit sans lever la tête, je suis prêt à tout, partons après-demain.»
Wronsky était entré doucement, et lui parlait avec affection.
«Eh bien?
– Fais comme tu veux, répondit-elle incapable de se maîtriser plus longtemps, et elle fondit en larmes.
– Quitte-moi, quitte-moi! murmura-t-elle à travers ses sanglots, je m’en irai, je ferai plus! que suis-je? une femme perdue, une pierre à ton cou. Je ne veux pas te tourmenter davantage. Tu en aimes une autre, je te débarrasserai de moi.»
Wronsky la supplia de se calmer, jura qu’il n’existait pas la moindre cause à sa jalousie, protesta de son amour.
«Pourquoi nous torturer ainsi?» lui demanda-t-il. Anna crut remarquer des larmes dans ses yeux et dans sa voix, et, passant soudain de la jalousie à la tendresse la plus passionnée, elle couvrit de baisers la tête, le cou et les mains de son amant.
XXV
La réconciliation était complète. Dès le lendemain Anna, sans fixer définitivement le jour du départ, en activa les apprêts, elle était occupée à retirer divers objets d’une malle ouverte, et à les empiler sur les bras d’Annouchka, lorsque Wronsky entra, habillé pour sortir, malgré l’heure encore matinale.
«Je vais immédiatement chez maman, peut-être pourra-t-elle m’envoyer l’argent, et dans ce cas, nous partirons demain.»
L’allusion à cette visite troubla les bonnes dispositions d’Anna.
«Non, ce n’est pas la peine; je ne serai pas prête moi-même.»
Et aussitôt elle se demanda pourquoi le départ, impossible la veille, devenait admissible ce matin.
«Fais comme tu en avais eu l’intention, ajouta-t-elle, et maintenant va déjeuner, je te rejoins.»
Quand elle entra dans la salle à manger, Wronsky mangeait un bifteck.
«Cet appartement meublé me devient odieux, et la campagne m’apparaît comme la terre promise», dit-elle d’un ton animé; mais, en voyant le valet de chambre entrer pour demander le reçu d’une dépêche, son visage s’allongea. Il n’y avait rien d’étonnant cependant à ce que Wronsky reçût un télégramme.
«De qui la dépêche?
– De Stiva, répondit sans empressement le comte.
– Pourquoi ne me l’as-tu pas montrée? Quel secret y a-t-il entre mon frère et moi?
– Stiva a la manie du télégraphe; qu’avait-il besoin de m’envoyer une dépêche pour lui dire que rien n’était décidé?
– Pour le divorce?
– Oui; il prétend ne pas pouvoir obtenir de réponse définitive; tiens, vois toi-même».
Anna prit la dépêche d’une main tremblante; la fin en était ainsi conçue: «Peu d’espoir, mais je ferai le possible et l’impossible».
«Ne t’ai-je pas dit hier que cela m’était indifférent? Aussi était-il parfaitement inutile de me rien cacher. – Il en use ainsi peut-être pour ses correspondances avec des femmes, pensa-t-elle. – Je souhaiterais que cette question t’intéressât aussi peu que moi.
– Elle m’intéresse parce que j’aime les choses nettement définies.
– Pourquoi? Qu’as-tu besoin du divorce si l’amour existe?
– Toujours l’amour! pensa Wronsky avec une grimace. Tu sais bien que, si je le souhaite, c’est à cause de toi et des enfants.
– Il n’y aura plus d’enfants.
– Tant pis, je le regrette.
– Tu ne penses qu’aux enfants et pas à moi, dit-elle, oubliant qu’il venait de dire «à cause de toi et des enfants», et mécontente de ce désir d’avoir des enfants comme d’une preuve d’indifférence pour sa beauté.
– Au contraire, je pense à toi, car je suis persuadé que ton irritabilité tient principalement à la fausseté de ta position, répondit-il d’un ton froid et contrarié.
– Je ne comprends pas que ma situation puisse être cause de mon irritabilité, dit-elle, voyant un juge terrible la condamner par les yeux de Wronsky; cette situation me paraît parfaitement claire, ne suis-je pas absolument en ton pouvoir?
– Oui, mais tu te méfies de ma liberté.
– Oh! quant à cela, tu peux être tranquille, fit-elle se versant du café, et remarquant combien ses gestes, et jusqu’à sa façon d’avaler, donnaient sur les nerfs de Wronsky. Je me préoccupe peu des projets de mariage de ta mère.
– Nous ne parlons pas d’elle.
– Si fait, et tu peux m’en croire, une femme sans cœur, qu’elle soit jeune ou vieille, ne m’intéresse guère.
– Anna, je te prie de respecter ma mère.
– Une femme qui ne comprend pas en quoi consiste l’honneur pour son fils n’a pas de cœur.
– Je te réitère la prière de ne pas parler de ma mère d’une façon irrespectueuse», répéta le comte élevant la voix et regardant Anna sévèrement.
Elle supporta ce regard sans lui répondre, et se rappelant ses caresses de la veille: «Quelles caresses banales!» pensa-t-elle.
«Tu n’aimes pas ta mère, ce sont des phrases et encore des phrases.