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«Il y a longtemps que vous n’êtes venu, Constantin Dmitritch!»

Non seulement il savait tout, mais il était plein d’allégresse et s’efforçait de cacher sa joie. Levine sentit une nuance nouvelle à son bonheur en rencontrant le bon regard du vieillard.

«Est-on levé?

– Veuillez entrer. Laissez-nous cela ici, – ajouta le suisse en souriant, lorsque Levine voulut revenir sur ses pas pour prendre son bonnet de fourrure. Cela devait avoir une signification quelconque.

– À qui annoncerai-je monsieur?» demanda un laquais.

Ce laquais, quoique jeune, nouveau dans la maison, et avec des prétentions à l’élégance, était très obligeant, très empressé, et devait avoir aussi tout compris.

«Mais à la princesse, au prince,» répondit Levine.

La première personne qu’il rencontra fut Mlle Linon, qui traversait la salle avec de petites boucles rayonnantes comme son visage. À peine lui eut-il adressé quelques paroles, qu’un frôlement de robe se fit entendre près de la porte; Mlle Linon disparut à ses yeux, et il fut envahi par la terreur de ce bonheur qu’il sentait venir; la vieille institutrice se hâta de sortir, et aussitôt des petits pieds légers et rapides coururent sur le parquet, et son bonheur, sa vie, la meilleure partie de lui-même, s’approcha. Elle ne marchait pas, c’était quelque force invisible qui la portait vers lui. Il vit deux yeux limpides, sincères, remplis de cette même joie qui lui remplissait le cœur; ces yeux, rayonnant de plus en plus près de lui, l’aveuglement presque de leur éclat. Elle lui posa doucement ses deux mains sur les épaules… Accourue vers lui, elle se donnait, ainsi, tremblante et heureuse… Il la serra dans ses bras.

Elle aussi, après une nuit sans sommeil, l’avait attendu toute la matinée. Ses parents étaient heureux et complètement d’accord. Elle avait guetté l’arrivée de son fiancé, voulant être la première à lui annoncer leur bonheur; honteuse et confuse, elle ne savait trop comment réaliser son projet: aussi, en entendant les pas de Levine et sa voix, s’était-elle cachée derrière la porte pour attendre que Mlle Linon sortit. Alors, sans s’interroger davantage, elle était venue à lui…

«Allons maintenant trouver maman,» dit-elle en lui prenant la main.

Longtemps il ne put proférer une parole, non qu’il craignît d’amoindrir ainsi l’intensité de son bonheur, mais parce qu’il sentait les larmes l’étouffer. Il lui prit la main et la baisa.

«Est-ce vrai? dit-il enfin d’une voix étranglée. Je ne puis croire que tu m’aimes!»

Elle sourit de ce «tu» et de la crainte avec laquelle il la regarda.

«Oui, répondit-elle lentement en appuyant sur ce mot. Je suis si heureuse!»

Sans quitter sa main, elle entra avec lui au salon; la princesse en les apercevant se prit, toute suffoquée, à pleurer, et aussitôt après à rire; puis, courant à Levine avec une énergie soudaine, elle le saisit par la tête, et l’embrassa en l’arrosant de ses larmes.

«Ainsi tout est fini! je suis contente. Aime-la. Je suis heureuse, Kitty!

– Vous avez vite arrangé les choses, – dit le vieux prince, cherchant à paraître calme; mais Levine vit ses yeux remplis de larmes.

– Je l’ai désiré longtemps, toujours, dit le prince en attirant Levine vers lui! Et quand cette écervelée songeait…

– Papa! s’écria Kitty en lui fermant la bouche de ses mains…

– C’est bon, c’est bon! je ne dirai rien, fit-il. Je suis très… très… heu… Dieu que je suis bête!…»

Et il prit Kitty dans ses bras, baisant son visage, ses mains, et encore son visage, en la bénissant d’un signe de croix.

Levine éprouva un sentiment d’amour nouveau et inconnu pour le vieux prince quand il vit avec quelle tendresse Kitty baisait longuement sa grosse main robuste.

XVI

La princesse s’était assise dans son fauteuil, silencieuse et souriante; le prince s’assit auprès d’elle; Kitty, debout près de son père, lui tenait toujours la main. Tout le monde se taisait.

La princesse ramena la première leurs sentiments et leurs pensées aux questions de la vie réelle. Chacun d’eux en éprouva, au premier moment, une impression étrange et pénible.

«À quand la noce? Il faudra annoncer le mariage et faire les fiançailles. Qu’en penses-tu, Alexandre?

– Voilà le personnage principal, auquel il appartient de décider, dit le prince en désignant Levine.

– Quand? répondit celui-ci en rougissant. Demain, si vous me demandez mon avis; aujourd’hui les fiançailles, demain la noce.

– Allons donc, mon cher, pas de folies.

– Eh bien, dans huit jours.

– Ne dirait-on pas vraiment qu’il devient fou?

– Mais pourquoi pas?

– Et le trousseau? dit la mère, souriant gaiement de cette impatience.

– Est-il possible qu’un trousseau et tout le reste soient indispensables? pensa Levine avec effroi. Après tout, ni le trousseau, ni les fiançailles, ni le reste, ne pourront gâter mon bonheur!» Il jeta un regard sur Kitty, et remarqua que l’idée du trousseau ne la froissait aucunement. «Il faut croire que c’est nécessaire», se dit-il. «Je conviens que je n’y entends rien, j’ai simplement exprimé mon désir, murmura-t-il en s’excusant.

– Nous y réfléchirons; maintenant nous ferons les fiançailles et nous annoncerons le mariage.»

La princesse s’approcha de son mari, l’embrassa, et voulut s’éloigner, mais il la retint pour l’embrasser en souriant à plusieurs reprises, comme un jeune amoureux. Les deux vieux époux semblaient troublés, et prêts à croire que ce n’était pas de leur fille qu’il s’agissait, mais d’eux-mêmes. Quand ils furent sortis, Levine s’approcha de sa fiancée et lui tendit la main; il avait repris possession de lui-même et pouvait parler; il avait d’ailleurs bien des choses sur le cœur, mais il ne put rien dire de ce qu’il voulait.

«Je savais que cela serait ainsi: au fond de l’âme, j’en étais persuadé, sans avoir jamais osé l’espérer. Je crois que c’est de la prédestination.

– Et moi, répondit Kitty, alors même…, elle s’arrêta, puis continua en le regardant résolument de ses yeux sincères;… alors même que je repoussais mon bonheur, je n’ai jamais aimé que vous; j’ai été entraînée. Il faut que je vous le demande: Pourrez-vous l’oublier?

– Peut-être vaut-il mieux qu’il en ait été ainsi. Vous aussi devez me pardonner, car je dois vous avouer…»

Il s’était décidé (c’était ce qu’il avait sur le cœur) à lui confesser dès les premiers jours: d’abord, qu’il n’était pas aussi pur qu’elle, puis, qu’il n’était pas croyant. Il pensait de son devoir de lui faire ces aveux, quelque cruels qu’ils fussent.

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