– Il me semble…
– Quoi? qu’elle est perdue. C’est aussi mon avis. Et par ta faute, par ta très grande faute.
– On ne commande pas aux événements.
– Si, quand on est fort. Les imbéciles attendent le hasard, les habiles le préparent. Qu’avait-il été convenu, quand tu es venu me chercher à Londres? Nous devions prier gentiment ma chère mère de nous aider un peu, et être charmants avec elle, si elle s’exécutait de bonne grâce. Qu’est-il arrivé, cependant? Au risque de tuer la poule aux œufs d’or, tu m’as fait si bien tourmenter la pauvre femme qu’elle ne sait plus où donner de la tête.
– Il était prudent d’aller vite.
– Soit. Est-ce aussi pour aller plus vite que tu t’es mis en tête d’épouser Madeleine? Ce jour-là, il a fallu la mettre dans le secret, et depuis elle soutient et conseille sa tante; elle l’anime contre nous. Elle lui ferait tout avouer à monsieur Fauvel, ou tout conter au préfet de police, que je n’en serais pas bien surpris.
– Je l’aime!…
– Eh! tu me l’as déjà dit. Mais tout ceci n’est rien. Tu nous embarques dans une affaire sans l’avoir étudiée, sans la connaître. Il n’y a que les niais, mon oncle, qui, après une faute, se contentent de cette banale excuse: «Si j’avais su!» Il fallait t’informer. Que m’as-tu dit: «Ton père est mort.» Pas du tout, il vit, et nous avons agi de telle sorte que je ne puis me présenter chez lui. Il a un million qu’il m’aurait donné, et je n’en aurai pas un sou. Et il va chercher sa Valentine, et il la retrouvera, et alors, bonsoir…
D’un geste brusque, Louis interrompit Raoul.
– Assez! commanda-t-il. Si j’ai tout compromis, j’ai un moyen sûr pour tout sauver.
– Toi! un moyen! Quel est-il?
– Oh! cela, fit Louis d’une voix sombre, c’est mon secret.
Louis et Raoul se turent pendant plus d’une minute.
Et ce silence entre ces deux hommes, en cette place, au milieu de la nuit, après la conversation qu’ils venaient d’avoir, fut si affreusement significatif que tous deux frissonnèrent.
Une abominable pensée leur était venue en même temps, et sans un mot, sans un geste, ils s’étaient compris.
Ce fut Louis qui le premier rompit ce silence pesant:
– Ainsi, commença-t-il, tu refuses les cent cinquante mille francs que je te propose pour disparaître? Réfléchis, il en est temps encore.
– C’est tout réfléchi. Je suis sûr maintenant que tu ne chercheras plus à me tromper. Entre l’aisance sûre et une grande fortune probable, à tous risques je choisis la fortune. Je réussirai ou je périrai avec toi.
– Et tu m’obéiras?
– Aveuglément.
Il fallait que Raoul se crût bien certain d’avoir pénétré le projet de son complice, car il ne l’interrogea pas.
– D’abord, reprit Louis, tu vas regagner Paris.
– J’y serai après-demain matin.
– Plus que jamais tu seras assidu près de madame Fauvel; il ne faut pas qu’il puisse rien arriver dans la maison sans que tu sois prévenu.
– C’est entendu.
Louis posa la main sur l’épaule de Raoul comme pour bien appeler son attention sur ce qu’il allait dire.
– Tu as un moyen, poursuivit-il, de reconquérir toute la confiance de ta mère, c’est de rejeter sur moi tous tes torts passés. Ne manque pas de l’employer. Plus tu me rendras odieux à madame Fauvel et à Madeleine, mieux tu me serviras. Si on pouvait, à mon retour, me fermer la porte de la maison, je serais ravi. Pour ce qui est de nous deux, nous devons, en apparence, être brouillés à mort. Si tu continues de me voir, c’est que tu ne peux faire autrement. Voilà le thème, à toi de le développer.
C’est de l’air le plus surpris du monde que Raoul recevait ces instructions, au moins singulières.
– Quoi! s’écria-t-il, tu adores Madeleine et c’est ainsi que tu cherches à lui plaire? Drôle de façon de faire sa cour. Je veux être pendu si je comprends…
– Tu n’as pas besoin de comprendre.
– Bien! fit Raoul, du ton le plus soumis, très bien.
Mais Louis se ravisa, se disant que, celui-là seul exécute bien une mission qui en soupçonne au moins la portée.
– As-tu ouï parler, demanda-t-il à Raoul, de cet homme qui, pour avoir le droit de serrer entre ses bras la femme aimée, fit mettre le feu à sa maison?
– Oui, après?
– Eh bien! à un moment donné, je te chargerai de mettre, moralement, le feu à la maison de madame Fauvel, et je la sauverai ainsi que sa nièce.
De la voix et du geste, Raoul approuvait son oncle.
– Pas mal, fit-il quand il eut terminé, pas mal en vérité.
– Ainsi, prononça Louis, tout est bien entendu?
– Tout, mais tu m’écriras.
– Naturellement, de même que s’il survenait du nouveau à Paris…
– Tu aurais une dépêche.
– Et ne perds pas de vue mon rival, le caissier.
– Prosper!… il n’y a pas de danger. Pauvre garçon! il est maintenant mon meilleur ami. Le chagrin l’a poussé dans une voie où il périra. Vrai! il y a des jours où j’ai bonne envie de le plaindre.
– Plains-le, ne te gêne pas.
Ils échangèrent une dernière poignée de main et se séparèrent les meilleurs amis du monde, en apparence; en réalité se haïssant de toutes leurs forces.
Gaston ne semblait plus se souvenir qu’il avait écrit à Beaucaire, et il ne prononça pas une seule fois le nom de Valentine.
Comme tous les hommes qui, ayant beaucoup travaillé en leur vie, ont besoin tout à la fois du mouvement du corps et de l’activité, Gaston se passionnait pour sa nouvelle entreprise.
L’usine semblait l’absorber entièrement.
Elle perdait de l’argent lorsqu’il l’avait achetée et il s’était juré qu’il en ferait une exploitation fructueuse pour lui et pour le pays.
Il s’était attaché un jeune ingénieur, intelligent et hardi, et déjà, grâce à de rapides améliorations, grâce à divers changements de méthodes, ils en étaient arrivés à équilibrer la dépense et le produit.
– Nous ferons nos frais cette année, disait joyeusement Gaston, mais l’année prochaine, nous gagnerons vingt-cinq mille francs.
L’année prochaine! Hélas!…
Cinq jours après le départ de Raoul, un samedi, dans l’après-midi, Gaston se trouva subitement indisposé.