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Il venait d’être pris d’éblouissements et de vertiges tels que rester debout lui était complètement impossible.

– Je connais cela, dit-il, j’ai souvent eu de ces étourdissements à Rio, deux heures de sommeil me guériront. Je vais me coucher, on m’éveillera pour dîner.

Mais au moment de dîner, quand on monta le prévenir, il était loin de se trouver mieux.

Aux vertiges, un mal de tête affreux avait succédé. Ses tempes battaient avec une violence inouïe. Il éprouvait à la gorge un sentiment indescriptible de constriction et de siccité.

Ce n’est pas tout: sa langue embarrassée n’obéissait plus à sa pensée et le trahissait; il voulait articuler un mot et il en prononçait un autre, comme il arrive en certains cas de dysphonie et d’alalie. Enfin, tous les muscles maxillaires s’étaient raidis, et ce n’est qu’avec des efforts douloureux qu’il pouvait ouvrir ou fermer la bouche.

Louis, qui était monté près de son frère, voulait à toute force envoyer chercher un médecin, Gaston s’y opposa.

– Ton médecin, dit-il, me droguera et me rendra malade, tandis que je n’ai qu’une indisposition dont je connais le remède.

Et en même temps il ordonna à Manuel, son domestique, un vieil Espagnol à son service depuis dix ans, de lui préparer de la limonade.

Le lendemain, en effet, Gaston parut aller beaucoup mieux.

Il se leva, mangea d’assez bon appétit au déjeuner, mais, à la même heure que la veille, les mêmes douleurs reparurent plus violentes…

Cette fois, sans consulter Gaston, Louis envoya chercher un médecin à Oloron, le docteur C…, qui doit à certaines cures aux Eaux-Bonnes une réputation presque européenne.

Le docteur déclara que ce n’était rien, et il se contenta d’ordonner l’application de plusieurs vésicatoires, sur la surface desquels on devait répandre quelques atomes de morphine. Il prescrivit aussi des prises de valérianate de zinc.

Mais dans la nuit, pendant trois heures environ que Gaston reposa assez tranquillement, le cours de la maladie changea brusquement.

Tous les symptômes du côté de la tête disparurent pour faire place à une oppression terrible, si douloureuse que le malade n’avait pas une minute de rémission, et se retournait sur son lit sans pouvoir trouver une position tolérable. Le docteur C…, venu dès le matin, parut quelque peu surpris, déconcerté même du changement.

Il demanda si, pour calmer plus rapidement les douleurs, on n’avait pas exagéré la dose de morphine. Le domestique Manuel, qui avait pansé son maître, répondit que non.

Le docteur, alors, après avoir ausculté Gaston, examina attentivement ses articulations, et s’aperçut que plusieurs se prenaient, c’est-à-dire se gonflaient et devenaient douloureuses.

Il prescrivit des sangsues, du sulfate de quinine à haute dose, et se retira en disant qu’il reviendrait le lendemain.

Gaston, grâce à un violent effort, s’était dressé sur son séant; il ordonna à son domestique d’aller chercher un de ses amis qui était avocat.

– Et pourquoi, grand Dieu? demanda Louis.

– Parce que, frère, j’ai besoin de ses avis. Ne nous abusons pas, je suis très mal. Or, il n’y a que les lâches ou les imbéciles qui se laissent surprendre par la mort. Quand mes dispositions seront prises, je serai plus tranquille. Qu’on m’obéisse.

S’il tenait à consulter un homme d’affaires, c’est qu’il voulait rédiger un nouveau testament et assurer toute sa fortune à Louis.

L’avocat qu’il avait envoyé chercher – un de ses amis – était un petit homme fort connu dans le pays, rusé et délié, rompu aux artifices de la légalité, à son aise dans les entraves du Code civil comme une anguille dans sa vase.

Lorsqu’il se fut bien pénétré des intentions de son client, il n’eut plus qu’une idée, les réaliser au meilleur marché possible, en évitant habilement des droits de succession toujours considérables.

Un moyen fort simple s’offrait.

Si Gaston, par un acte, associait son frère à ses entreprises en lui reconnaissant un apport équivalant à la moitié de sa fortune, et qu’il vînt à mourir, Louis n’aurait à payer des droits que sur le reste, c’est-à-dire sur la moitié.

C’est avec le plus vif empressement que Gaston adopta cette fiction. Non qu’il songeât à l’économie qu’elle réaliserait s’il mourait, mais parce qu’il y voyait une occasion, s’il vivait, de partager avec son frère tout ce qu’il possédait, sans froisser sa délicatesse susceptible.

Un acte d’association entre les sieurs Gaston et Louis de Clameran fut donc rédigé, pour l’exploitation d’une usine de fonte de fer, acte qui reconnaissait à Louis une mise de fonds de cinq cent mille francs.

Mais Louis, qu’il fallut avertir, puisque sa signature était indispensable, sembla s’opposer de toutes ses forces aux projets de son frère.

– À quoi bon, disait-il, tous ces préparatifs! Pourquoi cette inquiétude d’outre-tombe pour une indisposition dont tu ne te souviendras plus dans huit jours? Penses-tu que je puisse consentir à te dépouiller de ton vivant? Tant que tu vis, ce que tu as est à toi, c’est entendu; si tu meurs, je suis ton héritier, que veux-tu de plus?

Vaines paroles! Gaston n’était pas de ces hommes dont un rien fait vaciller la faible volonté.

Après une longue et héroïque résistance qui fit éclater et son beau caractère et son rare désintéressement, Louis, à bout d’arguments, pressé par le médecin, se décida à apposer sa signature sur les traités rédigés par l’avocat.

C’en était fait. Il était désormais pour la justice humaine, pour tous les tribunaux du monde, l’associé de son frère, le possesseur de la moitié de ses biens.

Les plus étranges sensations remuaient alors le complice de Raoul.

Il perdait presque la tête, égaré par ce délire passager des gens qui, brusquement, sans transition, par hasard ou par accident, passent de la misère à l’opulence.

Que Gaston vécût ou mourût, Louis possédait légitimement, honnêtement, vingt-cinq mille livres de rentes, même en ne comptant pour rien les bénéfices aléatoires de l’usine.

En aucun temps, il n’avait osé espérer, ni rêver une telle richesse. Ses vœux n’étaient pas seulement accomplis, ils étaient dépassés. Que lui manquait-il désormais?

Hélas! il lui manquait la possibilité de jouir en paix de cette aisance: elle arrivait trop tard.

Cette fortune, qui lui tombait du ciel et qui eût dû le remplir de joie, emplissait son cœur de tristesse et de colère.

Ses lettres à Raoul, pendant deux ou trois jours, rendaient bien toutes les fluctuations de ses pensées et gardaient un reflet des détestables sentiments qui s’agitaient en lui.

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