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– Diable! mon garçon, le signalement est vague et peut s’appliquer à beaucoup de commissionnaires; seulement ce collègue t’a peut-être dit qui l’avait chargé de cette commission.

– Non, monsieur. Il m’a seulement dit, en me mettant dix sous dans la main: «Tiens, porte cela rue Chaptal, au 39, c’est un cocher qui me l’a remis sur le boulevard…» Dix sous! je suis sûr qu’il a gagné sur moi.

Cette réponse sembla un peu déconcerter M. Verduret. Tant de précautions prises pour faire parvenir cette lettre à Prosper l’inquiétaient et dérangeaient ses plans.

– Enfin, reprit-il, reconnaîtrais-tu le commissionnaire de ce matin?

– Pour cela, oui, monsieur, si je le voyais.

– Alors, attention. Combien ton état te rapporte-t-il par jour?

– Dame! monsieur, je ne sais pas au juste, mais j’ai un bon coin, allez; enfin, mettons entre huit et dix francs par jour.

– Eh bien! mon garçon, je vais te donner, moi, dix francs par jour, rien que pour te promener, c’est-à-dire pour chercher le commissionnaire de ce matin. Tous les soirs, vers huit heures, tu viendras à l’hôtel du Grand-Archange, sur le quai Saint-Michel, me rendre compte de tes promenades et te faire payer. Tu demanderas monsieur Verduret. Si tu trouves notre homme, je te donnerai cinquante francs. Le marché te convient-il?

– Peste! je le crois bien, bourgeois.

– Alors, ne perds pas une minute, en route!

Bien qu’ignorant le plan de M. Verduret, Prosper commençait à s’expliquer le sens de ses investigations. Sa vie dépendait pour ainsi dire du succès, et cependant, il l’oubliait presque pour admirer la vivacité de ce singulier aide que lui avait légué son père, son sang-froid goguenard, la sûreté de ses inductions, la fertilité de ses expédients, la rapidité de ses manœuvres.

– Ainsi, monsieur, demanda-t-il, quand le commissionnaire se fut retiré, vous croyez toujours découvrir dans tout ce qui m’arrive la main d’une femme?

– Plus que jamais, et d’une femme dévote, qui plus est, d’une femme, dans tous les cas, qui possédait au moins deux paroissiens, puisque pour vous écrire elle en a mutilé un.

– Et vous avez quelque espoir de le retrouver?

– Dites un grand espoir, mon cher Prosper, grâce à des moyens que j’ai de recherches immédiates, moyens que je vais utiliser sur-le-champ.

Il s’assit sur ces derniers mots, et rapidement griffonna au crayon deux ou trois lignes sur une petite bande de papier qu’il roula et glissa dans son gilet.

– Vous êtes prêt, demanda-t-il, pour notre visite à monsieur Fauvel? Oui? Alors partons, nous aurons bien gagné notre déjeuner.

8

Lorsqu’il avait parlé de l’abattement extraordinaire de M. André Fauvel, Raoul de Lagors n’avait rien exagéré.

Depuis le jour funeste, où, sur sa dénonciation, son caissier avait été arrêté, le banquier, cet homme actif jusqu’à la turbulence, en proie à la plus noire mélancolie, avait absolument cessé de s’occuper de ses affaires.

Lui, l’homme de la famille par excellence, il ne paraissait plus au milieu de sa famille qu’à l’heure des repas; il mangeait à la hâte quelques bouchées et aussitôt disparaissait.

Enfermé dans son cabinet, il faisait défendre sa porte. Ses traits contractés, son insouciance de toutes choses, ses continuelles distractions trahissaient les préoccupations d’une idée fixe ou l’empire tyrannique de quelque secrète douleur.

Le jour de la mise en liberté de Prosper, sur les trois heures, M. Fauvel était comme de coutume assis à son bureau, les coudes sur la tablette, le front dans les mains, l’œil perdu dans le vide, lorsque son garçon de bureau entra précipitamment, l’air effaré.

– Monsieur, disait cet homme, c’est l’ancien caissier, monsieur Bertomy, qui est là avec un de ses parents; il veut vous voir absolument, vous parler.

Le banquier, sur ces mots, se dressa d’un bond, plus bouleversé que s’il eût vu la foudre tomber à trois pas de lui.

– Prosper! s’écria-t-il, d’une voix étranglée par la colère, comment, il ose…

Mais il comprit que devant son garçon de bureau il ne pouvait se laisser aller aux emportements de son caractère: il réussit à se dominer, et c’est d’une voix relativement calme qu’il ajouta:

– Faites entrer ces messieurs.

Si M. Verduret, ce gros homme à l’air jovial, avait compté sur un curieux et émouvant spectacle, son attente ne fut pas trompée.

Rien de terrible comme l’attitude de ces deux hommes mis en présence: le banquier rouge, le visage tuméfié comme s’il allait être frappé d’une attaque d’apoplexie; Prosper plus livide que le blessé qui vient de perdre sa dernière goutte de sang.

Immobiles, frémissants, séparés par trois pas, à peine, ils échangeaient des regards chargés d’une haine mortelle, prêts à se précipiter l’un sur l’autre.

Pendant une bonne minute, au moins, M. Verduret examina curieusement ces deux ennemis, avec le détachement et le sang-froid d’un philosophe qui, dans les transports les plus violents de la passion humaine, ne voit plus qu’un sujet d’études et de méditations.

À la fin, le silence devenant de plus en plus menaçant, il se décida à prendre la parole, s’adressant au banquier:

– Vous savez sans doute, monsieur, dit-il, que mon jeune parent vient d’être relâché?

– Oui, répondit M. Fauvel qui faisait, pour ne pas éclater, les plus louables efforts; oui, faute de preuves suffisantes.

– Précisément, monsieur; or ce considérant: «faute de preuves», relaté dans l’arrêt de non-lieu, perd si bien l’avenir de mon parent, qu’il est décidé à partir pour l’Amérique.

À cette déclaration, la physionomie de M. Fauvel changea brusquement. Ses traits se détendirent comme s’il eût été soulagé de quelque affreuse angoisse.

– Ah! il part, répéta-t-il à plusieurs reprises, il part!…

Il n’y avait pas à se méprendre à l’intonation. Le mot: «il part», ainsi prononcé, était une mortelle injure.

M. Verduret voulut ne rien remarquer.

– Il me paraît, reprit-il d’un ton léger, que la détermination de mon parent est raisonnable. J’ai voulu seulement, qu’avant de quitter Paris, il vînt présenter ses respects à son ancien patron.

Un sourire amer plissa les lèvres du banquier.

– Monsieur Bertomy, répliqua-t-il, pouvait s’épargner cette démarche pénible pour nous deux. Je n’avais rien à entendre, je n’ai rien à lui dire.

C’était un congé formel, et M. Verduret le comprenant ainsi, salua M. Fauvel et sortit en entraînant Prosper, qui n’avait pas prononcé une syllabe.

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