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Valentine, ce soir-là, savait que Gaston avait dû se rendre à Tarascon, pour y passer le Rhône sur le pont de fil de fer qui unit Tarascon à Beaucaire, et elle l’attendait de ce côté, à l’heure convenue la veille, à onze heures.

Mais voici que bien avant l’instant fixé, ayant par hasard jeté un coup d’œil du côté de Clameran, il lui sembla voir des lumières promenées dans les appartements d’une façon tout à fait insolite.

Un pressentiment sinistre glaça tout son sang dans ses veines, arrêtant les palpitations de son cœur.

Une voix secrète et impérieuse, au-dedans d’elle-même, lui criait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et de terrible au château de Clameran.

Quoi? elle ne pouvait se l’imaginer, mais elle était sûre; elle eût juré qu’un grand malheur venait d’arriver.

Son inquiétude allait grandissant, plus poignante et plus aiguë de minute en minute, quand tout à coup, à la fenêtre de Gaston, elle aperçut ce signal cher et si connu qui lui annonçait que son ami allait passer le Rhône.

Elle n’en pouvait croire ses yeux, elle voulait douter du témoignage de ses sens, et c’est seulement quand le signal eut été répété trois fois qu’elle y répondit.

Alors, plus morte que vive, sentant ses jambes se dérober sous elle, se tenant aux murs, elle descendit dans le parc et gagna le bord de l’eau.

Grands dieux!… il lui semblait que jamais elle n’avait vu le Rhône si furieux. Était-il possible que Gaston essayât de le traverser? Plus de doute, un événement affreux devait être survenu.

Pendant que les hussards et les gendarmes regagnaient tristement le château de Clameran, Gaston réalisait un de ces prodiges dont on serait tenté de douter si les plus indiscutables témoignages ne venaient l’affirmer.

Tout d’abord, lorsqu’il avait plongé, il avait été roulé cinq ou six fois et entraîné vers le fond. C’est que, dans un fleuve débordé, le courant n’est pas égal à toutes les profondeurs; là est surtout l’immense danger. Mais ce danger, Gaston le connaissait, il l’avait prévu. Loin d’user ses forces à une lutte vaine, il s’abandonna, ne songeant qu’à économiser son haleine.

Ce n’est guère qu’à une vingtaine de mètres de l’endroit où il s’était jeté qu’un vigoureux coup de reins le ramena à la surface.

Près de lui, avec la rapidité d’une flèche, filait le tronc d’arbre sur lequel tout à l’heure il était debout.

Durant quelques secondes, il se trouva empêtré au milieu de débris de toutes sortes; un remous le dégagea.

Il ne songeait pas à gagner la rive opposée. Il se disait qu’il aborderait où il pourrait. Gardant sa présence d’esprit autant que s’il se fût trouvé dans des conditions ordinaires, il employait toute sa force et toute son adresse à obliquer lentement, sans cesser de rester dans le fil de l’eau, sachant bien que c’en serait fait de lui si le courant le prenait de travers.

Ce courant épouvantable est d’ailleurs aussi capricieux que terrible; de là les bizarres effets des inondations. Selon les méandres du fleuve, il se porte tantôt à droite, tantôt à gauche, épargnant une rive, ravageant l’autre.

Gaston, qui avait une connaissance très exacte de son fleuve, savait qu’un peu au-dessous de Clameran il y avait un coude brusque, et il comptait sur le remous de ce coude pour le porter sur La Verberie.

Ses prévisions ne furent pas déçues. Un courant oblique tout à coup l’emporta sur la rive droite, et s’il ne se fût pas tenu sur ses gardes, il était roulé et coulé.

Mais le remous n’allait pas aussi loin que le supposait Gaston, et il était encore loin du bord, quand, avec la foudroyante rapidité du boulet, il passa devant le parc de La Verberie.

Il eut le temps, cependant, d’entrevoir, sous les arbres, comme une ombre blanche: Valentine l’attendait.

Ce n’est que beaucoup plus bas que, s’étant insensiblement rapproché du bord, il essaya de prendre terre.

Sentant qu’il avait pied, deux fois il se dressa, deux fois la violence du courant le renversa. Il allait être entraîné quand il réussit à saisir quelques branches de saule, qui l’aidèrent à se hisser sur la berge.

Il était sauvé.

Aussitôt, sans prendre le temps de respirer, il s’élança dans la direction de La Verberie, et bientôt fut dans le parc.

Il était temps qu’il arrivât. Brisée par l’intensité de ses angoisses, l’infortunée Valentine gisait affaissée sur elle-même, sentant la vie se retirer d’elle.

Les embrassements de Gaston la tirèrent de cette morne stupeur.

– Toi! s’écria-t-elle d’une voix où éclatait toute la folie de sa passion, toi! Dieu a donc eu pitié de nous? il a donc entendu mes prières?

– Non, murmura-t-il, non, Valentine, Dieu n’a pas eu pitié.

Ses pressentiments ne la trompaient pas, elle le comprenait à l’accent de Gaston.

– Quel malheur nouveau nous frappe! s’écria-t-elle, pourquoi êtes-vous venu ainsi, risquant votre vie qui est la mienne; que se passe-t-il?

– Il y a, Valentine, que notre secret n’est plus à nous, que nos amours sont, à cette heure, la risée du pays.

Elle recula comme foudroyée, se voilant la figure de ses mains, laissant échapper un long gémissement.

– Tout se sait, balbutia Valentine, tout se sait…

Au milieu du déchaînement des éléments, Gaston avait gardé son sang-froid, mais aux accents de cette voix aimée, son esprit s’exaltait jusqu’au délire.

– Et je n’ai pu, s’écriait-il, écraser, anéantir les infâmes qui ont osé prononcer ton nom adoré. Ah! pourquoi n’ai-je tué que deux de ces misérables!…

– Vous avez tué!… Gaston.

L’accent de profonde horreur de Valentine rendit à son ami une lueur de raison.

– Oui, répondit-il, essayant de se maîtriser, oui j’ai frappé… C’est pour cela que j’ai traversé le Rhône. Il y allait de l’honneur de mon nom. Il n’y a qu’un moment, tous les gendarmes du pays me traquaient comme une bête malfaisante. Je leur ai échappé, et maintenant je me cache, je fuis…

Il fallait à Valentine, une force d’âme peu commune pour ne pas succomber sous tant de coups inattendus.

– Où espérez-vous fuir? demanda-t-elle.

– Eh! le sais-je moi-même! où je vais, ce que je deviendrai, quel avenir m’attend?… Puis-je le prévoir! Je fuis… je vais m’efforcer de gagner l’étranger, prendre un faux nom, un déguisement. Et j’irai, jusqu’à ce que je trouve un de ces pays sans lois, qui donnent asile aux meurtriers.

Gaston se tut. Il attendait, il espérait une réponse. Cette réponse ne venant pas, il reprit avec une véhémence extraordinaire:

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