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M. Fauvel, sans se donner la peine de rien examiner, prit une chaise et ordonna à son caissier de s’asseoir. Il était devenu parfaitement maître de soi et sa physionomie avait repris son expression habituelle.

– Maintenant que nous sommes seuls, Prosper, commença-t-il, n’avez-vous rien à m’apprendre?

Le caissier tressaillit, comme si cette question eût pu l’étonner.

– Rien, monsieur, dit-il, que je ne vous aie appris.

– Quoi! rien… Vous vous obstinez à soutenir une fable ridicule, absurde, que personne ne croira. C’est de la folie. Confiez-vous à moi, là est le salut. Je suis votre patron, c’est vrai, mais je suis aussi et avant tout votre ami, votre meilleur ami. Je ne saurais oublier que voici quinze ans que vous m’avez été confié par votre père et que depuis ce temps je n’ai eu qu’à me louer de vos bons et loyaux services. Oui, il y a quinze ans que vous êtes chez moi. Je commençais alors l’édifice de ma fortune, et vous l’avez vue grandir pierre à pierre, assise par assise. Et à mesure que je m’enrichissais, je m’efforçais d’améliorer votre position à vous, qui, tout jeune encore, êtes le plus ancien de mes employés. À chaque inventaire j’ai augmenté vos appointements.

Jamais Prosper n’avait entendu son patron s’exprimer d’une voix si douce, si paternelle. Une surprise profonde se lisait sur ses traits.

– Répondez, poursuivait M. Fauvel, n’ai-je pas toujours été pour vous comme un père? Dès le premier jour, ma maison vous a été ouverte; je voulais que ma famille fût la vôtre. Longtemps vous avez vécu comme mon fils, entre mes deux fils et ma nièce Madeleine. Mais vous vous êtes lassé de cette vie heureuse. Un jour, il y a un an de cela, vous avez commencé à nous fuir, et depuis…

Les souvenirs de ce passé évoqué par le banquier se présentaient en foule à l’esprit du malheureux caissier; peu à peu il s’attendrissait; à la fin, il fondit en larmes, cachant sa figure entre ses mains.

– On peut tout dire à son père, reprit M. André Fauvel, que l’émotion de Prosper gagnait, ne craignez rien. Un père n’offre pas le pardon, mais l’oubli. Ne sais-je pas les tentations terribles qui, dans une ville comme Paris, peuvent assaillir un jeune homme? Il est de ces convoitises qui brisent les plus solides probités. Il est des heures d’égarement et de vertige où l’on n’est plus soi, où l’on agit comme un fou, comme un forcené, sans avoir, pour ainsi dire, la conscience de ses actes. Parlez, Prosper, parlez.

– Eh! que voulez-vous que je vous dise?

– La vérité. Un homme vraiment honnête peut faillir, mais il se relève et rachète sa faute. Dites-moi: «Oui, j’ai été entraîné, ébloui, la vue de ces masses d’or que je remue a troublé ma raison, je suis jeune, j’ai des passions!…»

– Moi! murmura Prosper, moi!

– Pauvre enfant, dit tristement le banquier, croyez-vous donc que j’ignore votre vie, depuis un an que vous avez déserté mon foyer? Vous ne comprenez donc pas que tous vos confrères vous jalousent, qu’ils ne vous pardonnent pas de gagner douze mille francs par an. Jamais vous n’avez fait une folie que je n’en aie été prévenu par une lettre anonyme. Je pourrais vous dire le nombre de vos nuits passées au jeu et les sommes perdues. Oh! l’envie a de bons yeux et l’oreille fine. Je sais quel cas on doit faire des lâches dénonciations, mais j’ai dû m’informer. Il n’est que juste que je sache comment vit l’homme auquel je confie ma fortune et mon honneur.

Prosper essaya un geste de protestation.

– Oui, mon honneur, insista M. Fauvel, d’une voix que le ressentiment de l’humiliation essuyée rendait plus vibrante; oui, mon crédit, qui aurait pu être compromis aujourd’hui par cet homme. Savez-vous ce que vont me coûter les fonds qu’on va donner à monsieur de Clameran? Et ces titres que je sacrifie, je pouvais ne pas les avoir, vous ne me les connaissiez pas!

Le banquier s’arrêta comme s’il eût espéré un aveu qui ne vint pas.

– Allons, Prosper, du courage, un bon mouvement!… Je vais me retirer, et vous visiterez de nouveau la caisse; je parierais que, dans votre trouble, vous n’avez pas bien cherché… Ce soir, je reviendrai, et je suis sûr que dans la journée vous aurez retrouvé, sinon les trois cent cinquante mille francs, au moins la majeure partie de cette somme… et ni vous ni moi nous ne nous souviendrons demain de cette fausse alerte.

Déjà M. Fauvel s’était levé et s’avançait vers la porte; Prosper le retint par le bras.

– Votre générosité est inutile, monsieur, dit-il d’un ton amer; n’ayant rien pris, je ne puis rien rendre. J’ai bien cherché, les billets de banque ont été volés.

– Mais par qui, pauvre fou! par qui!

– Sur tout ce qu’il y a de sacré au monde, je jure que ce n’est pas par moi.

Un flot de sang empourpra le front du banquier.

– Misérable! s’écria-t-il, que voulez-vous dire? Ce serait donc par moi?

Prosper baissa la tête et ne répondit pas.

– Ah! c’est ainsi, reprit M. Fauvel, hors d’état de se contenir, vous osez!… Alors, entre vous et moi, monsieur Prosper Bertomy, la justice prononcera. Dieu m’est témoin que j’ai tout fait pour vous sauver. Ne vous en prenez qu’à vous de ce qui va arriver. J’ai fait prier le commissaire de police de vouloir bien venir jusqu’ici; il doit m’attendre dans mon cabinet; dois-je le faire prévenir?

Prosper eut ce geste d’affreuse résignation de l’homme qui s’abandonne, et d’une voix étouffée, il répondit:

– Faites!

Le banquier était près de la porte, il l’ouvrit, et après un dernier regard jeté à son caissier, il cria à un garçon de bureau:

– Anselme, priez monsieur le commissaire de police de prendre la peine de descendre.

3

S’il est un homme du monde que nul événement ne doive émouvoir ni surprendre, toujours en garde contre les mensonges des apparences, capable de tout admettre et de tout s’expliquer, c’est à coup sûr un commissaire de police de Paris.

Pendant que le juge, du haut de son tribunal, ajuste aux actes qui lui sont soumis les articles du Code, le commissaire de police observe et surveille tous les faits odieux que la loi ne saurait atteindre. Il est le confident obligé des infamies de détail, des crimes domestiques, des ignominies tolérées.

Peut-être avait-il encore, lorsqu’il est entré en charge, quelques illusions; après un an, il n’en conserve plus.

S’il ne méprise pas absolument l’espèce humaine, c’est que souvent, à côté d’abominations sûres de l’impunité, il a découvert des générosités sublimes qui resteront sans récompense. C’est que, s’il voit d’impudents coquins voler la considération publique, il se console en songeant aux héros modestes et obscurs qu’il connaît.

Tant de fois ses prévisions ont été trompées qu’il en est arrivé au scepticisme le plus complet. Il ne croit à rien, pas plus au mal qu’au bien absolu, pas plus à la vertu qu’au vice.

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