À peine eut-il jeté les yeux sur un billet que ce garçon lui remit, qu’il revint vers la table dans un état d’agitation extraordinaire.
– Nous les tenons peut-être! s’écria-t-il.
Et jetant sur la table une pièce de cinq francs, sans adresser un mot à Cavaillon, il entraîna Prosper, stupéfait.
– Quelle fatalité, disait-il, tout en courant le long du trottoir, nous allons peut-être les manquer. À coup sûr, nous arriverons à la gare Saint-Lazare trop tard pour le train de Saint-Germain.
– Mais de quoi s’agit-il, au nom du Ciel? demandait Prosper.
– Venez, venez, nous causerons en route.
Arrivé à la place du Palais-Royal, M. Verduret s’arrêta devant un des fiacres de la station, dont il avait, d’un regard, évalué les chevaux.
– Combien veux-tu pour nous conduire au Vésinet? demanda-t-il au cocher.
– C’est que je ne connais pas bien le chemin, par là-bas…
Mais ce nom du Vésinet disait tout à Prosper.
– Je vous indiquerai la route, fit-il vivement.
– Alors, reprit le cocher, à cette heure, par le temps de chien qu’il fait, ce sera… vingt-cinq francs.
– Et pour aller vite, combien demandes-tu de plus?
– Dame! bourgeois, ce sera à votre générosité; mais si vous mettiez trente-cinq francs, je crois…
– Tu en auras cent, interrompit M. Verduret, si tu rattrapes une voiture qui a sur nous une demi-heure d’avance.
– Tonnerre de Brest! s’écria le cocher transporté, montez donc, vous me faites perdre une minute.
Et, enveloppant ses maigres rosses d’un triple coup de fouet, il lança sa voiture au grand galop dans la rue de Valois.
10
Quand on quitte la petite gare du Vésinet, on trouve devant soi deux routes. L’une à gauche, macadamisée, soigneusement entretenue, mène au village, dont on aperçoit, à travers les arbres, l’église neuve; l’autre, à droite, nouvellement tracée et à peine sablée, conduit en plein bois.
Le long de cette dernière qui, avant cinq ans, sera une rue, on ne rencontre encore que de rares maisons, bâtisses d’un goût déplorable, pour la plupart, s’élevant de loin en loin, au milieu d’éclaircies d’arbres, retraites champêtres de négociants parisiens, inhabitées pendant l’hiver.
C’est au point de rencontre de ces deux routes que, sur les neuf heures du soir, Prosper fit arrêter le fiacre où il était monté, place du Palais-Royal, avec M. Verduret.
Le cocher avait gagné ses cent francs. Les chevaux étaient exténués, mais il y avait cinq minutes que M. Verduret et Prosper distinguaient la lueur des lanternes d’une voiture de place comme la leur, trottant à une cinquantaine de mètres en avant.
Descendu le premier du fiacre, M. Verduret tendit au cocher un billet de banque.
– Voici, lui dit-il, ce que je t’ai promis. Tu vas aller à la première auberge que tu trouveras à main droite en entrant dans le village. Si dans une heure nous ne t’avons pas rejoint, tu seras libre de rentrer à Paris.
Le cocher se confondit en remerciements; mais ni Prosper ni son compagnon ne les entendirent.
Ils s’étaient élancés au pas de course sur le chemin désert. Le temps, si détestable au départ qu’il avait fait hésiter le cocher, était plus mauvais encore. La pluie tombait à torrents et un vent furieux secouait à les briser les branches noires des arbres, qui s’entrechoquaient avec des bruits funèbres.
L’obscurité était profonde, épaisse, rendue plus lugubre par le scintillement des réverbères de la gare, qu’on découvrait au loin, vacillants et près de s’éteindre, sous le souffle de la rafale.
Depuis cinq minutes M. Verduret et Prosper couraient au milieu du chemin détrempé et transformé en bourbier, quand tout à coup le caissier s’arrêta.
– Nous y sommes, dit-il, voici l’habitation de Raoul.
Devant la grille de fer d’une maison isolée, un fiacre, celui que M. Verduret et son compagnon avaient vu devant eux, était arrêté.
Renversé sur son siège, enveloppé tant bien que mal dans son manteau, en dépit du vent et de la pluie, le cocher dormait déjà, attendant le retour de la pratique qu’il venait de conduire.
M. Verduret s’approcha de la voiture, et tirant le cocher par son manteau, l’appela:
– Eh! mon brave!
Le cocher s’éveilla en sursaut, rassemblant machinalement ses guides en balbutiant:
– Voilà, bourgeois, voilà!…
Mais quand, à la clarté de ses lanternes, il aperçut ces deux hommes en cet endroit perdu, il s’imagina qu’ils en voulaient peut-être à sa bourse, et, qui sait? à sa vie, et il eut une peur affreuse.
– Je suis pris! fit-il en agitant son fouet; je suis retenu.
– Je le sais bien, imbécile! dit M. Verduret, et je ne veux de toi qu’un renseignement que je te payerai cent sous. Ne viens-tu pas d’amener ici une dame d’un certain âge?
Cette question, cette promesse de cinq francs, loin de rassurer le cocher, changèrent sa frayeur en épouvante.
– Je vous ai déjà dit de passer votre chemin, répondit-il; filez, sinon j’appelle au secours.
M. Verduret se recula vivement.
– Éloignons-nous, murmura-t-il à l’oreille de Prosper, Cet animal ferait comme il le dit, et une fois l’éveil donné, adieu nos projets. Il s’agit d’entrer autrement que par la grille.
Tous deux, alors, longèrent le mur qui entoure le jardin, cherchant un endroit propice à l’escalade.
Cet endroit n’était pas facile à trouver dans l’obscurité, le mur ayant bien dix ou douze pieds d’élévation. Heureusement, M. Verduret est leste. Le point le plus faible reconnu et choisi, il se recula, prit du champ, et, d’un bond prodigieux de la part d’un homme si gros, il réussit à s’accrocher à l’angle des pierres du sommet. S’aidant ensuite des pieds, à la force du poignet, il s’enleva et fut bientôt à cheval sur le chaperon du mur.
C’était au tour de Prosper de passer, mais, bien que plus jeune que son compagnon, il n’avait pas ses jarrets, et M. Verduret fut obligé de l’aider non seulement à se hisser, mais encore à redescendre de l’autre côté.
Une fois dans le jardin, M. Verduret s’occupa d’étudier le terrain.
La maison qu’habitait M. de Lagors est construite au milieu d’un jardin très vaste. Elle est étroite, et relativement haute, ayant deux étages et encore des greniers au-dessus.
Une seule fenêtre, au second étage, était éclairée.