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Quel présage! Valentine faillit se trouver mal.

Mais les présages sont menteurs, et la preuve, c’est qu’un an après son mariage, Valentine était, assurait-on, la plus heureuse des femmes.

Heureuse!… oui, elle l’eût été complètement si elle eût pu oublier.

André l’adorait. Il s’était lancé dans les affaires et tout lui réussissait. Mais il voulait être très riche, immensément riche, non pour lui, mais pour la femme aimée, qu’il voulait entourer de toutes les jouissances du luxe. La trouvant la plus belle, il la souhaitait la plus parée.

Dix-huit mois après son mariage, Mme Fauvel avait eu un fils. Hélas! ni cet enfant, ni un second venu un an après, ne purent lui faire oublier l’autre, le délaissé, celui que, pour une somme d’argent, une étrangère avait pris.

Aimant passionnément ses fils, les élevant comme des fils de prince, elle se disait: qui sait si l’abandonné a seulement du pain?

Si elle eût su où il était, si elle eût osé!… Mais elle n’osait pas. Parfois même elle avait été inquiète du dépôt laissé par Gaston, de ces parures de la marquise de Clameran, qu’elle craignait de ne jamais assez bien cacher.

Parfois, elle se disait: allons, le malheur m’a oubliée!

Pauvre femme! Le malheur est un visiteur qui parfois se fait attendre, mais qui toujours vient.

15

Louis de Clameran, le second fils du marquis, était de ces natures concentrées qui, sous des dehors froids ou nonchalants, dissimulent un tempérament de feu, d’exorbitantes passions et les plus furieuses convoitises.

Toutes sortes d’extravagantes pensées et de levains mauvais fermentaient en son cerveau malade, longtemps avant les événements qui décidèrent des destinées de la maison de Clameran.

Occupé, en apparence, de futiles plaisirs, ce précoce hypocrite souhaitait pour ses passions un théâtre plus vaste, maudissant les nécessités qui l’enchaînaient au pays, à ce vieux château qui lui semblait plus triste qu’une prison et froid comme une tombe.

Il s’ennuyait.

Il n’aimait pas son père, il haïssait jusqu’à la frénésie son frère Gaston.

Le vieux marquis lui-même, dans son imprévoyance coupable, avait allumé cette envie dévorante dans le cœur de son second fils.

Observateur de traditions qu’il prétendait les seules bonnes, il avait déclaré cent fois que l’aîné d’une maison noble doit hériter de tous les biens, et que Gaston recueillerait seul ce qu’il laisserait de fortune à sa mort.

Cette flagrante injustice des préférences non dissimulées désolait l’âme jalouse de Louis.

Souvent Gaston lui avait affirmé que jamais il ne consentirait à profiter des préjugés paternels, qu’ils partageraient tout en bons frères. Louis n’avait pas été touché de ce que, jugeant les autres d’après lui, il appelait la ridicule ostentation d’un faux désintéressement.

Cette haine dont jamais ne s’étaient doutés ni le marquis ni Gaston, s’était trahie par des actes assez significatifs pour avoir frappé les domestiques.

Ils la connaissaient à ce point, que ce soir funeste où la chute du cheval de Louis livrait Gaston à ses ennemis, ils refusèrent de croire à un accident, et tout bas murmurèrent ce mot: fratricide.

Même une scène déplorable eut lieu entre Louis et Saint-Jean, à qui cinquante ans de services fidèles donnaient une liberté dont il abusait quelquefois, et son franc-parler souvent rude et désagréable.

– Il est malheureux, avait dit le vieux serviteur, qu’un cavalier aussi habile que vous soit tombé juste au moment où le salut de votre frère dépendait de votre manière de conduire votre cheval. La Verdure, lui, n’est pas tombé.

L’allusion avait si bien atteint le jeune homme, qu’il avait pâli, et d’une voix terrible s’était écrié:

– Misérable! Que veux-tu dire?

– Vous le savez bien, monsieur le vicomte, avait insisté Saint-Jean.

– Non!… parle, explique-toi.

Le domestique n’avait répondu que par un regard, mais il était si cruellement significatif que Louis s’était précipité, la cravache levée, sur Saint-Jean, et qu’il l’eût roué de coups sans l’intervention des autres serviteurs du château.

Cette scène se passait au moment où Gaston, au milieu des garancières et des champs de châtaigniers, s’efforçait de dépister ceux qui le poursuivaient.

Bientôt les gendarmes et les hussards reparurent tristes, émus, annonçant que Gaston de Clameran venait de se précipiter dans le Rhône et que certainement il y avait péri.

Un douloureux murmure accueillit cette désolante déclaration. Seul, entre tous, Louis resta impassible, pas un des muscles de son visage ne tressaillit.

Même ses yeux eurent un éclair, l’éclair du triomphe. Une voix secrète lui criait: «Te voici maintenant assuré de la fortune paternelle et de la couronne de marquis!»

Désormais, il n’était plus le pauvre cadet, le fils dépouillé au profit d’un aîné, il était le seul héritier des Clameran.

Le brigadier de gendarmerie avait dit: «Ce n’est pas moi qui annoncerai à ce pauvre vieux que son fils est noyé!…» Louis n’eut ni les scrupules ni l’attendrissement du vieux soldat. Il monta sans hésitation chez son père, et c’est d’une voix ferme qu’il lui dit: «Entre la vie et l’honneur, mon frère a choisi… il est mort.»

Comme le chêne frappé de la foudre, le marquis, à ces mots avait chancelé et était tombé. Le médecin qu’on était allé chercher ne put, hélas! qu’avouer l’impuissance de la science. Vers le matin, Louis recueillit d’un œil sec le dernier soupir de son père.

Louis était le maître désormais.

C’est que les injustes précautions prises par le marquis, pour éluder la loi et assurer, sans conteste, toute sa fortune à son fils aîné, tournèrent contre lui.

Grâce à la coupable complaisance de ses hommes d’affaires, au moyen de fidéicommis entachés de fraude, M. de Clameran avait tout disposé de façon qu’au lendemain de sa mort Gaston pût recueillir tout son héritage; ce fut Louis qui le recueillit, et sans même qu’il fût besoin de l’acte de décès de son frère.

Il était marquis de Clameran, il était libre, il était riche aussi, relativement. Lui, qui jamais ne s’était vu vingt-cinq écus en poche, il se trouvait possesseur de bien près de deux cent mille francs.

Cette richesse subite, absolument inespérée, lui tourna si bien la tête qu’il oublia sa savante dissimulation. On remarqua sa contenance, aux funérailles du marquis. La tête baissée, son mouchoir sur la bouche, il suivait le cercueil porté par douze paysans, mais ses regards démentaient son attitude, son front rayonnait, on devinait le sourire sous les grimaces de sa feinte douleur.

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