La vibration des dernières pelletées de terre sur le cercueil n’était pas éteinte, que déjà Louis vendait, au château, tout ce qui se pouvait vendre: les chevaux, les harnais, les voitures.
Dès le lendemain, il renvoya tous les domestiques, pauvres gens qui s’étaient imaginés finir leurs jours sous le toit hospitalier de Clameran. Plusieurs, les larmes aux yeux, le prirent à part pour le conjurer d’utiliser leurs services, même sans rétribution; il les congédia brutalement.
Il était tout au calcul en ce moment. Le notaire de son père, qu’il avait mandé, parut. Il lui signa une procuration pour vendre toutes les terres et en reçut une somme de vingt mille francs, un premier emprunt.
Puis, à la fin de la semaine, un soir, il ferma toutes les portes du château où il se jurait de ne revenir jamais, et il en remettait toutes les clés à Saint-Jean, qui ayant une certaine aisance, possédant une petite maison près de Clameran, devait continuer à habiter le pays.
Enfin, il partit! La lourde diligence s’ébranla, et bientôt fut emportée au galop de ses six chevaux, creusant à chaque tour de roue un abîme entre le passé et l’avenir.
Enfoncé dans un des coins du coupé, Louis de Clameran savourait par avance les délices dont il allait épuiser les réalités. Au bout du chemin, Paris se levait dans la pourpre, radieux comme le soleil, éblouissant comme lui.
Car il allait à Paris… N’est-ce pas la terre promise, la cité des merveilles où chaque Aladin trouve une lampe? Là, toutes les ambitions sont couronnées, tous les rêves se matérialisent, toutes les passions s’épanouissent, il est des assouvissements pour toutes les convoitises.
Partout le bruit, la foule, le luxe, le plaisir.
Quel rêve! Et le cœur de Louis de Clameran se gonflait de désirs, et il lui semblait que les chevaux marchaient plus lentement que des tortues.
Et quand le soir, à l’heure où le gaz s’allume, il sauta de la diligence sur le pavé boueux de Paris, il lui sembla qu’il prenait possession de la grande ville, qu’elle était à lui, qu’il pouvait l’acheter.
Pénétré de son importance, habitué à la déférence des gens des environs, le jeune marquis avait quitté son pays en se disant qu’à Paris, tant par son nom que par sa fortune, il serait un personnage.
L’événement trompa singulièrement son attente. À sa grande surprise il découvrit qu’il n’y avait rien de ce qui, dans la ville immense, constitue une personnalité. Il reconnut qu’au milieu de cette foule indifférente et affairée, il passait aussi perdu, aussi inaperçu qu’une goutte d’eau au milieu d’un torrent.
Mais la peu flatteuse réalité ne pouvait décourager un garçon résolu surtout à donner coûte que coûte satisfaction à ses passions.
Le nom de ses pères n’eut qu’un privilège, désastreux pour son avenir; il lui ouvrit les portes du faubourg Saint-Germain.
Là, il connut un assez bon nombre d’hommes de son âge, tout aussi nobles que lui, dont les revenus égalaient la moitié ou même la totalité de son capital. Presque tous avouaient qu’ils ne se soutenaient que par des prodiges d’habileté et d’économie, et en réglant leurs vices et leurs folies aussi sagement qu’un bonnetier les sorties qu’il fait le dimanche avec sa famille.
Ces propos, et bien d’autres, qui stupéfiaient le nouveau débarqué, ne lui ouvrirent pas les yeux. De ces jeunes gens économiquement prodigues, il s’efforça de copier les dehors brillants, sans songer à imiter leur prudence. Il apprit à dépenser, mais non à compter comme eux.
Il était marquis de Clameran, il s’annonçait comme ayant une grande fortune, il fut bien accueilli; s’il n’eut pas un ami, il eut du moins quantité de connaissances. Au cercle où il fut présenté et reçu dès les premiers jours de son arrivée, il trouva dix complaisants qui se firent un plaisir de l’initier aux secrets de la vie élégante et de corriger ce qu’il pouvait y avoir d’un peu provincial en ses façons d’être ou de penser.
Il profita vite et bien des leçons. Après trois mois, il était lancé, sa réputation de beau joueur était établie, et il s’était fait noblement et glorieusement compromettre par une fille à la mode.
Descendu à l’hôtel tout d’abord, il avait loué près de la Madeleine un confortable entresol, avec une remise et une écurie pour trois chevaux.
Il ne garnit cette «garçonnière» que du strict nécessaire; malheureusement le nécessaire est hors de prix.
Si bien que, le jour où il fut installé, ayant essayé de faire ses comptes, il découvrit, non sans effroi, que ce court apprentissage de Paris lui coûtait cinquante mille francs, le quart de son avoir.
Et encore, il restait, vis-à-vis de ses brillants amis, dans un état d’infériorité désolant pour sa vanité, à peu près comme un bon propriétaire qui crèverait son bidet à vouloir suivre une course de chevaux anglais.
Cinquante mille francs!… Louis eut comme une velléité de quitter la partie. Mais, quoi! il abdiquerait donc! D’ailleurs ses vices s’épanouissaient à l’aise, dans ce milieu charmant. Il s’était cru prodigieusement fort, autrefois, et mille corruptions nouvelles se révélaient à lui.
Puis, la vue de fortunes subites, l’exemple de succès aussi surprenants et aussi inouïs que certains revers, enflammaient son imagination.
Il pensa que dans cette grande ville, où les millions se promènent sur le boulevard, il parviendrait infailliblement, lui aussi, à saisir son million.
Comment? il n’en avait pas l’idée, et même il ne la cherchait pas. Il se persuadait simplement qu’aussi bien que beaucoup d’autres, il aurait son jour de hasard heureux.
Encore une de ces erreurs qu’il serait temps de détruire.
Il n’est pas de hasard, au service des sots.
Dans cette course furieuse des intérêts, il faut une prodigieuse dextérité pour enfourcher, le premier, cette cavale capricieuse qui a nom l’occasion, et la conduire au but.
Mais Louis n’en pensait pas si long. Aussi absurde que cet homme qui espérait gagner à la loterie sans y avoir mis, il se disait: bast! l’occasion, le hasard, un beau mariage me tireront de là.
Il ne se présenta pas de beau mariage, mais le tour du dernier billet de banque arriva.
À une pressante demande d’argent, son notaire répondit par un refus.
Il ne vous reste rien à vendre, M. le marquis, lui écrivait-il, plus rien que le château. Il a certainement une grande valeur, mais il est malaisé, sinon impossible, de trouver un acquéreur pour un immeuble de cette importance, situé comme il l’est maintenant. Soyez sûr que je chercherai activement cet acquéreur, et croyez, etc.
Absolument comme s’il n’eût pas prévu cette catastrophe finale, Louis fut atterré. Que faire?
Ruiné, n’ayant plus rien à espérer, il était de sa dignité d’imiter les pauvres fous qui, chaque année, surgissent, brillent un moment et disparaissent soudain.