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Clameran avait dit à Raoul:

– Surtout, soigne ton entrée, ton aspect seul doit tout dire et éviter des explications impossibles.

La recommandation était inutile.

Raoul, en entrant dans le petit salon, était si pâle et si défait, ses yeux avaient une telle expression d’égarement, qu’en l’apercevant Mme Fauvel ne put retenir un cri.

– Raoul!… Quel malheur t’est arrivé?

– Le malheur qui m’arrive, répondit-il, sera le dernier, ma mère!…

Mme Fauvel ne l’avait jamais vu ainsi; elle se leva émue, palpitante, et vint se placer près de lui, son visage touchant presque le sien, comme si en le fixant de toutes les forces de sa volonté, elle eût pu lire jusqu’au fond de son âme.

– Qu’y a-t-il? insista-t-elle. Raoul, mon fils, réponds-moi.

Il la repoussa doucement.

– Ce qu’il y a, répondit-il d’une voix étouffée, et qui cependant faisait vibrer les entrailles de Mme Fauvel, il y a, ma mère, que je suis indigne de toi, indigne de mon noble et généreux père.

Elle fit un signe de tête, comme pour essayer de protester.

– Oh! continua-t-il, je me connais et je me juge. Personne ne saurait me reprocher l’infamie de ma conduite aussi cruellement que me la reproche ma conscience. Je n’étais pas né mauvais, cependant, je ne suis qu’un misérable fou. Il y a des heures où, frappé de vertige, je ne sais plus ce que je fais. Ah! je ne serais pas ainsi, ma mère, si je t’avais eue près de moi, dans mon enfance. Mais élevé parmi des étrangers, livré à moi-même, sans autres conseillers que mes instincts, je me suis abandonné sans lutte à toutes mes passions. N’ayant rien, portant un nom volé, je suis vaniteux et dévoré d’ambition. Pauvre, sans autres ressources que tes secours, j’ai les goûts et les vices des fils de millionnaires. Hélas! quand je t’ai retrouvée, le mal était fait. Ton affection, tes maternelles tendresses, qui m’ont donné mes seuls jours de bonheur vrai ici-bas, n’ont pas pu m’arrêter. Moi qui ai tant souffert, qui ai enduré tant de privations, qui ai manqué de pain, j’ai été affolé par le luxe si nouveau pour moi que tu me donnais. Je me suis rué sur les plaisirs, comme l’ivrogne longtemps privé de vin sur les liqueurs fortes…

Raoul s’exprimait avec l’accent d’une conviction si profonde, avec un tel entraînement, que Mme Fauvel ne songeait pas à l’interrompre.

Elle écoutait, muette, terrifiée, n’osant interroger, certaine qu’elle allait apprendre quelque chose d’affreux.

Lui, cependant, poursuivait:

– Oui, j’ai été un insensé. Le bonheur a passé près de moi, et je n’ai pas su étendre la main pour le retenir. J’ai repoussé la réalité délicieuse, pour m’élancer à la poursuite d’un fantôme. Moi qui aurais dû passer ma vie à tes genoux, inventer des témoignages nouveaux de reconnaissance, j’ai comme pris à tâche de te porter les coups les plus cruels, de te désoler, de te rendre la plus infortunée des créatures… Ah! j’étais un misérable quand, pour une créature que je méprisais, je jetais au vent une fortune dont chaque pièce d’or te coûtait une larme. C’est près de toi qu’était le bonheur, je le reconnais trop tard.

Il s’interrompit, comme s’il eût été accablé par le sentiment de ses torts; il semblait près de fondre en larmes.

– Il n’est jamais trop tard pour se repentir, mon fils, murmura Mme Fauvel, pour racheter ses torts.

– Ah! si je pouvais!… s’écria Raoul; mais non!… il n’est plus temps. Sais-je d’ailleurs ce que dureraient mes bonnes résolutions! Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me condamne sans pitié. Saisi de remords à chaque faute nouvelle, je me jurais de reconquérir ma propre estime. Hélas! à quoi ont-ils abouti, mes repentirs périodiques? À la première occasion, j’oubliais mes hontes et mes serments. Tu me crois un homme, je ne suis qu’un pauvre enfant sans consistance. Je suis faible et lâche, et tu n’es pas assez forte pour dominer ma faiblesse, pour diriger ma volonté vacillante. J’ai les meilleures intentions du monde et mes actes sont ceux d’un scélérat. Entre ma position et mes désirs, la disproportion est trop grande pour que je puisse me résigner. Qui sait d’ailleurs où me conduirait mon déplorable caractère.

Il eut un geste d’affreuse insouciance et ajouta:

– Mais je saurai me faire justice!…

Mme Fauvel était bien trop cruellement agitée pour suivre les habiles transitions de Raoul.

– Parle! s’écria-t-elle, explique-toi, ne suis-je pas ta mère? Tu me dois la vérité, je puis tout entendre.

Il parut hésiter, comme s’il eût été épouvanté du coup terrible qu’il allait porter à sa mère. Enfin d’une voix sourde il répondit:

– Je suis perdu!

– Perdu!…

– Oui, et je n’ai plus rien à attendre ni à espérer. Je suis déshonoré, et par ma faute, par ma très grande faute.

– Raoul!…

– C’est ainsi. Mais ne crains rien, ma mère, je ne traînerai pas dans la boue le nom que tu m’as donné. J’aurai au moins le vulgaire courage de ne pas survivre à mon déshonneur. Va, ma mère… ne me plains pas… Je suis de ceux après lesquels s’acharne la destinée, et qui n’ont de refuge que la mort. Je suis un être fatal. N’as-tu pas été condamnée à maudire ma naissance? Longtemps mon souvenir a hanté comme un remords tes nuits sans sommeil. Plus tard, je te retrouve, et pour prix de ton dévouement, j’apporte dans ta vie un élément funeste…

– Ingrat!… t’ai-je jamais fait de reproche?

– Jamais. Aussi, est-ce en te bénissant et ton nom chéri sur les lèvres que va mourir ton Raoul.

– Mourir, toi!…

– Il le faut, ma mère, l’honneur commande; je suis condamné par des juges sans appel, ma volonté et ma conscience.

Une heure plus tôt, Mme Fauvel eût juré que Raoul lui avait fait souffrir tout ce que peut endurer une femme, et voici que cependant il lui apportait une douleur nouvelle, si aiguë, que les autres, en comparaison, ne lui semblaient plus rien.

– Qu’as-tu donc fait? balbutia-t-elle.

– On m’a confié de l’argent; j’ai joué, je l’ai perdu.

– C’est donc une somme énorme?

– Non, mais ni toi ni moi ne saurions la trouver. Pauvre mère! ne t’ai-je pas tout pris? Ne m’as-tu pas donné jusqu’à ton dernier bijou?

– Mais monsieur de Clameran est riche, il a mis sa fortune à ma disposition, je vais faire atteler et aller le trouver…

– Monsieur de Clameran, ma mère, est absent pour huit jours, et c’est ce soir que je dois être sauvé ou perdu. Va! j’ai songé à tout avant de me décider. On tient à la vie, à vingt ans.

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