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Le jour où le marquis de Clameran n’avait plus aperçu entre Madeleine et lui d’autre obstacle que Raoul de Lagors, il s’était bien juré qu’il supprimerait l’obstacle.

Le lendemain même, ses mesures étaient prises, et Raoul, en rentrant chez lui, au Vésinet, à pied, après minuit, fut assailli, au détour du petit chemin de la gare, par trois individus qui voulaient absolument, disaient-ils, voir l’heure à sa montre.

D’une force prodigieuse sous ses apparences sveltes, agile, rompu aux exercices du «chausson français» et de la boxe anglaise, Raoul parvint à se débarrasser de ses agresseurs, sans autre dommage qu’une forte égratignure au bras gauche.

Tiré d’affaire, il se promit que désormais il prendrait ses précautions, et que lui, qui jusqu’alors n’avait pas cru aux arrestations nocturnes, serait toujours armé quand il rentrerait.

L’idée, d’ailleurs, ne lui vint pas de soupçonner son complice.

Mais deux jours plus tard, au café qu’il fréquentait, un grand diable d’individu qu’il ne connaissait pas lui chercha querelle sans motifs, et finit par lui jeter sa carte à la figure, en lui disant qu’il se tenait à sa disposition et était prêt à lui accorder toutes les satisfactions imaginables.

Raoul avait voulu se précipiter sur l’insolent et le châtier de main de maître, ses amis l’avaient retenu.

– C’est bien, dit-il alors, soyez chez vous demain matin, monsieur, je vous adresserai deux de mes amis.

Il dit cela, sur le moment, tout frémissant de colère; mais l’insulteur parti, il recouvra tout son sang-froid, réfléchit, et les doutes les plus singuliers assiégèrent son esprit.

Ayant ramassé la carte de cet individu à grandes moustaches, aux allures de bravache, il avait lu:

W. – H. – B. Jacobson

Ancien volontaire de Garibaldi

Ex-officier supérieur des armées du sud

(Italie-Amérique)

30, rue Léonie.

Oh! oh! pensa-t-il, voici un glorieux militaire qui pourrait bien avoir conquis tous ses grades dans une salle d’armes!

Raoul, qui avait beaucoup vu, avait précisément assez retenu pour savoir au juste à quoi s’en tenir sur ces honorables héros qui étalent leurs états de service sur le vélin des cartes de visite.

Ce qui ne l’empêcha pas, l’insulte ayant eu de nombreux témoins, de prier deux jeunes gens de sa société de vouloir bien se transporter le lendemain, de bon matin, chez M. Jacobson, pour régler avec lui les conditions d’une rencontre.

Il fut convenu que ces messieurs viendraient rendre compte à Raoul de l’issue de leur mission, non chez lui, au Vésinet, mais à l’hôtel du Louvre, où il se proposait de coucher.

Tout étant bien arrêté, Raoul sortit. Flairant un piège, il voulait en avoir le cœur net.

Agile et expérimenté, il se mit sur-le-champ en campagne, en quête de renseignements.

Ceux qu’il obtint, non sans quelque peine, ne furent ni brillants, ni surtout rassurants.

M. Jacobson, qui demeurait dans un hôtel de louche apparence, habité surtout par des dames de mœurs plus que légères, lui fut représenté comme un gentleman excentrique, dont l’existence paraissait un problème fort difficile à résoudre.

Il régnait despotiquement, lui apprit-on, dans une table d’hôte, sortait beaucoup, rentrait tard et ne semblait guère avoir d’autre capital que ses états de service, ses talents de société et une notable quantité d’expédients en tous genres.

Dès lors, pensa Raoul, quel but poursuit cet individu en me cherchant querelle? Quel avantage retirera-t-il d’un coup d’épée qu’il me donnera? Aucun en apparence? Sans compter que son humeur batailleuse peut éveiller les susceptibilités tracassières de la police, qu’il doit avoir à cœur de ménager. Donc il a pour agir comme il l’a fait des raisons que je ne discerne pas; donc…

Cette petite enquête, rondement et habilement menée, ces considérations diverses et leurs déductions naturelles refroidirent si singulièrement Raoul, que, rentré à l’hôtel du Louvre, il ne souffla mot de sa mésaventure à Clameran qu’il trouva encore debout.

Vers huit heures et demie, ses témoins arrivèrent.

M. Jacobson consentait à se battre, à l’épée, mais sur l’heure au bois de Vincennes.

Raoul n’était rien moins que rassuré, cependant c’est fort gaillardement qu’il répondit:

– Soit! j’accepte les conditions de ce monsieur, partons.

On se rendit sur le terrain, et après une minute d’engagement Raoul fut touché légèrement un peu au-dessus du sein droit.

L’ex-officier supérieur du Sud voulait continuer le combat jusqu’à ce que mort s’ensuivît, ses seconds étaient de cet avis, mais les témoins de Raoul – d’honnêtes garçons – déclarèrent que l’honneur était satisfait, et qu’ils ne laisseraient pas leur client exposer de nouveau sa vie.

Force fut de leur obéir, car ils menaçaient de se retirer, et Raoul rentra, s’estimant très heureux d’en être quitte pour cette saignée hygiénique, et bien résolu à éviter désormais ce gentleman soi-disant garibaldien.

C’est que depuis la veille, la nuit aidant de ses salutaires conseils, son esprit alerte avait fait beaucoup de chemin.

Entre l’attaque à main armée du Vésinet et ce duel évidemment prémédité et voulu, sans raisons plausibles, il découvrait des coïncidences au moins singulières.

De là à reconnaître sous les apparences de ces deux tentatives le bras de Clameran, il n’y avait qu’un pas; son esprit le fit.

Ayant appris par Mme Fauvel quelles conditions Madeleine mettait à son mariage, il comprit quel intérêt énorme Clameran avait à se défaire de lui, sans démêlés avec la justice.

Ce soupçon entré dans son esprit, il se rappela une foule de petits faits insignifiants des jours précédents; il donna un sens à certains propos en l’air, il interrogea fort habilement le marquis, et bientôt ses doutes se changèrent en certitude.

Cette conviction que l’homme dont il avait si puissamment aidé les projets payait des assassins et armait contre lui des spadassins était bien faite pour le transporter de fureur.

Cette trahison lui semblait monstrueuse. Bandit naïf encore, il croyait à la probité entre complices, à cette fameuse probité des coquins, plus fidèles, aime-t-on à dire, que les honnêtes gens à la foi jurée.

À sa colère, un sentiment d’effroi très naturel se mêlait.

Il comprenait que la vie menacée par un scélérat aussi audacieux que Clameran ne tenait qu’à un fil.

Deux fois le hasard l’avait miraculeusement favorisé, un troisième essai pouvait et même devait lui être fatal.

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