23
Ainsi qu’il était aisé de le prévoir, ainsi que l’avait annoncé M. Verduret, l’effet de la lettre anonyme de Prosper avait été épouvantable.
C’était le matin; M. André Fauvel venait de passer dans son cabinet pour ouvrir sa correspondance quotidienne.
Il avait déjà brisé le cachet d’une douzaine d’enveloppes et parcouru autant de communications ou de propositions d’affaires, lorsque la missive fatale lui tomba sous la main.
L’écriture lui sauta aux yeux.
Évidemment elle était contrefaite, et bien qu’en sa qualité de millionnaire il fût habitué à recevoir bon nombre de demandes ou d’injures anonymes, cette particularité le frappa, et même – il serait puéril de nier les pressentiments – lui serra le cœur.
C’est d’une main tremblante, avec la certitude absolue qu’il allait apprendre un malheur, qu’il fit sauter le cachet, qu’il déplia le papier grossier du café, et qu’il lut:
Cher monsieur,
Vous avez livré à la justice votre caissier, et vous avez bien fait puisque vous êtes certain qu’il a été infidèle. Mais si c’est lui qui a pris à votre caisse trois cent cinquante mille francs, est-ce lui aussi qui a volé les diamants de Mme Fauvel?
etc., etc…
Ce fut un coup de foudre pour cet homme dont la constante prospérité avait épuisé les faveurs de la destinée, et qui en cherchant bien dans tout son passé n’y eût peut-être pas trouvé une larme répandue pour un malheur réel.
Quoi! sa femme le trompait, et elle avait choisi précisément, entre tous, un homme vil à ce point qu’il s’était emparé des bijoux qu’elle possédait, et qu’il avait abusé de son ascendant pour la contraindre à devenir complice d’un vol qui perdait un innocent!…
Car c’était bien là ce que disait la dénonciation anonyme.
M. Fauvel fut d’abord terrassé, autant qu’un malheureux qui, au moment où il doit le moins s’y attendre, reçoit sur le crâne un coup de massue. Toutes ses idées bouleversées tourbillonnèrent dans le vide, au hasard, comme les feuilles d’un arbre, en automne, aux premières rafales de l’ouragan.
Il lui semblait qu’autour de lui tout n’était que ténèbres, et qu’un mortel engourdissement paralysait son intelligence.
Mais au bout de quelques minutes la raison lui revint.
– Quelle lâche infamie! s’écria-t-il, quelle honteuse abomination!…
Et froissant la lettre maudite, la roulant rageusement entre ses mains, il la jeta dans la cheminée, sans feu en ce moment, en murmurant:
– Je n’y veux plus penser. Je ne salirai pas mon imagination à ces turpitudes!…
Il disait cela; bien plus, en le disant il le pensait, et cependant il ne put prendre sur lui de continuer le dépouillement de son courrier.
C’est que le soupçon, pareil à ces vers imperceptibles qui se glissent dans les fruits mûrs, sans laisser de trace de leur entrée, et les gâtent intérieurement, le soupçon, quand il a pénétré dans un cerveau, y grandit, s’y établit et n’y laisse intacte aucune croyance.
Accoudé à son bureau, M. Fauvel réfléchissait, faisant d’inutiles efforts pour recouvrer son calme, la lucidité de son esprit.
– Si on disait vrai, cependant!
À son anéantissement des premières minutes, la colère succédait, une de ces dangereuses colères blanches qui ôtent le libre arbitre, qui jettent un homme hors de soi, qui font commettre des crimes.
– Ah! disait-il les dents contractées par la fureur, si je connaissais le misérable qui a osé m’écrire; si je le tenais!…
S’imaginant alors que l’écriture lui apprendrait quelque chose, il se leva et alla prendre dans les cendres le papier fatal. Il le détordit, l’ouvrit, le lissa de son mieux et le plaça sur son bureau.
Il s’appliquait à étudier les caractères, concentrant toutes les forces de son intelligence sur un plein ou sur un délié, sur la forme plus ou moins habile de telle ou telle majuscule.
Ceci, pensait-il, doit être l’œuvre de quelqu’un de mes employés dont j’aurai blessé les intérêts ou l’amour-propre.
À cette idée, il passait en revue son nombreux personnel sans y découvrir personne capable de cette basse vengeance. Alors il se demanda où cette lettre avait été jetée à la poste, pensant que cette circonstance l’éclairerait peut-être. Il chercha l’enveloppe, la trouva et lut: Rue du Cardinal-Lemoine.
Ce détail ne lui apprenait aucun éclaircissement.
Une fois encore, il revint à la lettre, épelant, pour ainsi dire, chaque mot l’un après l’autre, pesant chaque expression, analysant la contexture de toutes les phrases.
On doit, c’est convenu, mépriser absolument une lettre anonyme, l’œuvre d’un lâche, et n’en pas tenir compte.
Que de catastrophes pourtant n’ont pas d’autre origine! Combien de nobles existences ont été brisées, flétries par quelques lignes qu’un misérable jetait au hasard sur le papier.
Oui, on méprise la lettre anonyme, on la lance au feu, elle brûle… Mais après que la flamme a détruit le papier, le doute reste, qui, pareil à un poison subtil, se volatilise et pénètre aux plus profonds replis de l’âme, souillant et désorganisant les plus saintes et les plus fermes croyances.
Et toujours il en reste quelque chose.
La femme soupçonnée, même injustement, ne fût-ce qu’une heure, n’est plus la femme en qui on avait foi comme en soi-même. Le doute, quoi qu’il advienne, laisse sa trace comme la sueur des doigts, à la dorure des idoles.
À mesure que M. Fauvel réfléchissait, il sentait s’altérer sa confiance, si absolue quelques minutes avant.
– Non! s’écria-t-il, je ne saurais plus longtemps endurer ce supplice. Je vais aller montrer cette lettre à ma femme.
Il se levait, une pensée affreuse, plus aiguë qu’une pointe de fer rouge dans les chairs, le cloua sur son fauteuil.
– Si l’on disait vrai, pourtant! murmurait-il, si j’étais misérablement dupé! En me confiant à ma femme, je la mets sur ses gardes, je m’enlève tout moyen d’investigation, je renonce à savoir jamais la vérité.
Ainsi se réalisaient toutes les présomptions de M. Verduret, ce grand analyste de la passion.
«Si monsieur Fauvel, avait-il dit, ne cède pas à l’inspiration du premier moment; s’il réfléchit, nous avons du temps devant nous.»
En effet, après de longues et douloureuses méditations, le banquier venait de décider qu’il surveillerait sa femme.
Oui, lui, l’homme loyal et franc par excellence, il se résignait à ce rôle ignominieux du jaloux, de l’espion domestique, dont les tristes investigations l’avilissent autant et plus que celle qui en est l’objet.