Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Mais Louis ne pouvait renoncer à cette vie de plaisirs faciles qu’il menait depuis trois ans. Il était dit qu’après avoir laissé sa fortune sur le champ de bataille, il y laisserait son honneur.

Il s’obstina, pareil au joueur décavé qui rôde autour des tables de jeu qui lui sont fermées, s’intéressant à une partie qui n’est plus la sienne, toujours prêt à tendre la main à ceux que favorise le sort.

Louis, tout d’abord, vécut du renom de sa fortune dissipée, de ce crédit qui reste à l’homme qui a dépensé beaucoup en peu de temps.

Cette ressource, rapidement, s’épuisa.

Un jour vint où les créanciers se levèrent en masse, et le marquis ruiné dut laisser entre les mains les derniers débris de son opulence, son mobilier, ses voitures, ses chevaux.

Réfugié dans un hôtel plus que modeste, il ne pouvait prendre sur lui de rompre avec ces jeunes gens riches qu’un moment il avait pu croire ses amis.

Il vivait d’eux, maintenant, comme autrefois de ses fournisseurs. Empruntant de-ci et de-là, depuis un louis jusqu’à vingt-cinq, ne rendant jamais. Il pariait, et, s’il perdait, ne payait pas. Il pilotait les jeunes et utilisait en mille services honteux une expérience qui lui coûtait deux cent mille francs; moitié courtisan, moitié chevalier d’industrie.

On ne le chassait pas, mais on lui faisait expier cruellement cette faveur d’être encore toléré. On ne se gênait pas avec lui, et ce qu’on pensait de sa conduite, on le disait tout haut.

Aussi, quand il se retrouvait seul, dans son taudis, s’abandonnait-il à des accès de rage folle. Il pouvait bien subir toutes les humiliations, mais non encore ne les plus sentir.

Il y avait d’ailleurs longtemps que l’envie qui le rongeait, que les convoitises qui le torturaient, avaient étouffé en lui jusqu’aux racines des sentiments honnêtes. Pour quelques années d’opulence, il se sentait prêt à tout hasarder, disposé à tenter même un crime.

Il ne commit pas de crime, cependant, mais il se trouva compromis dans une affaire malpropre d’escroquerie et de chantage.

Un vieil ami de sa famille, le comte de Commarin, le sauva, étouffa l’affaire et lui fournit les moyens de passer en Angleterre.

Quels furent, à Londres, ses moyens d’existence?

Seuls les détectives de la capitale la plus corrompue de l’univers sauraient le dire.

Descendant les derniers échelons du vice, le marquis de Clameran vécut dans un monde d’escrocs et de filles perdues, dont il partageait les chances et les honteux profits.

Forcé de quitter Londres, il parcourut successivement toute l’Europe, sans autre capital que son audace, sa corruption profonde et son adresse à tous les jeux.

Enfin, en 1865, ayant eu à Hambourg une veine heureuse, il revint à Paris, où il se disait que sans doute on l’avait oublié.

Il y avait dix-huit ans qu’il avait quitté la France.

La première pensée de Louis de Clameran, en arrivant à Paris, avant de s’y installer, avant même d’y chercher les ressources qu’il savait trouver ailleurs, fut pour son pays natal.

Ce n’est pas qu’il y eût aucun parent, aucun ami, même de qui attendre un secours, mais il se rappelait le vieux manoir pour lequel, autrefois, le notaire désespérait trouver un acquéreur.

Il se disait que peut-être cet acquéreur s’était présenté, et il était décidé à aller s’en assurer, pendant qu’une fois dans le pays, il tirerait toujours quelque chose de ce château qui, certes, dans le temps, avait coûté à bâtir plus de cent mille livres.

Trois jours plus tard, par une belle soirée d’octobre, il arrivait à Tarascon, où il s’assurait que le château était encore sa propriété, et le lendemain, de très bonne heure, il prenait, à pied, la route de Clameran.

Bientôt, à travers les arbres, il distingua le clocher du village de Clameran, puis le village lui-même, assis sur la pente douce d’un coteau couronné d’oliviers.

Il reconnut les premières maisons: le hangar du maréchal-ferrant avec sa vigne courant le long du toit, le presbytère, et plus loin l’auberge où, autrefois avec son frère Gaston, il venait pousser les billes sur l’immense billard à blouses larges comme des hottes.

En dépit de ce qu’il nommait son dédain des préjugés vulgaires, une émotion indéfinissable lui serrait le cœur. Il n’était pas maître d’un triste retour sur lui-même, et malgré lui sa pensée s’égarait dans le passé.

La porte de la maison de Saint-Jean était ouverte, il entra, et ne trouvant personne dans l’immense cuisine à cheminée monumentale, il appela.

– On y va? répondit une voix.

Presque aussitôt, à la porte du fond, un homme d’une quarantaine d’années, à la figure honnête et souriante, apparut, surpris de trouver un étranger chez lui.

– Il y a quelque chose pour votre service, monsieur? demanda-t-il.

– N’est-ce pas ici que demeure Saint-Jean, l’ancien valet de chambre du marquis de Clameran?

– Mon père est mort depuis bientôt cinq ans, monsieur, répondit l’homme, d’une voix triste.

Cette nouvelle affecta péniblement Louis, comme si le vieillard qu’il pensait retrouver eût pu lui rendre quelque chose de sa jeunesse. Il eut un soupir, et dit:

– Je suis le marquis de Clameran.

L’homme, à ces mots, poussa un grand cri de joie.

– Vous! monsieur le marquis! s’écria-t-il, vous!

Il prit les mains de Louis, et les serrant avec un affectueux respect:

– Ah! si mon pauvre père était encore de ce monde, poursuivait-il, quel ne serait pas son contentement! Ses dernières paroles ont été pour ses anciens maîtres, monsieur le marquis. Que de fois il a gémi de ne point recevoir de vos nouvelles! Il est en terre, le pauvre homme; mais moi, Joseph, son fils, je vous appartiens comme lui-même. Vous, chez moi, quel bonheur! Ah! ma femme à qui j’ai tant parlé des Clameran va être bien heureuse!…

Il s’élança dehors en même temps criant à pleins poumons:

– Toinette! Hé! Antoinette, écoute un peu ici, voir!…

Cet accueil si empressé, si cordial, remuait délicieusement Louis. Il y avait tant d’années qu’il n’avait entendu l’expression d’une affection sincère, d’un dévouement désintéressé, qu’une main vraiment amie n’avait serré la sienne!

Mais déjà, rougissante et confuse, une belle jeune femme au teint brun, aux grands yeux noirs, entrait, à moitié traînée par Joseph.

– Voilà ma femme, monsieur le marquis, disait-il. Ah! dame! je ne lui ai pas laissé le temps d’aller se faire brave [4]; c’est monsieur le marquis, Antoinette.

вернуться

[4] S’habiller avec soin. (N. d. E.)

73
{"b":"100543","o":1}