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La belle jeune femme s’inclinait, tout intimidée, et ne trouvant rien à dire, elle tendit son front, où Louis déposa un baiser.

– Tout à l’heure, disait Joseph, monsieur le marquis verra les enfants, ils sont à l’école, je viens de les envoyer chercher.

En même temps, le mari et la femme s’empressaient autour du marquis.

Il devait avoir, disaient-ils, besoin de prendre quelque chose, étant venu à pied, il allait bien accepter un verre de vin, en attendant le déjeuner, car il leur ferait l’honneur de déjeuner chez eux, n’est-il pas vrai?

Et Joseph descendait à la cave, pendant que Toinette, dans la cour, donnait la chasse au plus gras de ses poulets.

En moins de rien, tout fut prêt, et Louis s’assit, au milieu de la cuisine, devant une table chargée de tout ce qu’on avait pu se procurer de meilleur, servi par Joseph et sa femme, qui se tenaient devant lui, l’examinant avec une sorte de curiosité attendrie.

La grande nouvelle s’était répandue dans le village, et la porte restant ouverte, à tout moment des gens se présentaient qui venaient saluer le marquis de Clameran.

– Je suis untel, monsieur le marquis, ne me reconnaissez-vous pas? Ah! je vous ai bien reconnu, moi, allez. Le défunt marquis m’aimait bien, affirmait un vieux.

– Vous souvenez-vous, disait un autre, du temps où vous me prêtiez vos fusils pour aller à la chasse?

C’est avec un ravissement intime que Louis recueillait toutes ces protestations, ces marques d’un dévouement que n’avaient pas affaibli les années.

À la voix de ces braves gens, mille souvenirs oubliés s’éveillaient en lui, et il retrouvait les fraîches sensations de sa jeunesse.

Lui, l’aventurier, chassé de partout, le héros des maisons de jeu, le spadassin, l’abject complice des escrocs de Londres, il se délectait à ces témoignages de vénération accordée à la famille de Clameran, et il lui semblait qu’ils lui rendaient quelque chose de sa considération et de son estime.

Ah! si à cette heure il eût possédé le quart seulement de cet héritage jeté au vent d’absurdes fantaisies, avec quelle satisfaction il se serait fixé dans ce village pour finir ses jours en paix!

Mais ce repos après tant d’agitations vaines, ce port après tant de naufrages, lui étaient interdits. Il ne possédait rien; comment vivre?

Ce sentiment désolant de sa détresse passée lui donna seul le courage de demander à Joseph les clés du château qu’il se proposait de visiter.

– Il n’y a besoin que de la clé de la grille, monsieur le marquis, répondit Joseph, et encore…!

C’était vrai. Le temps avait fait son œuvre, et l’héroïque manoir de Clameran n’était plus qu’une ruine. La pluie et le soleil, le mistral aidant, avaient émietté les portes et emporté les contrevents en poussière.

Au-dedans, la désolation était plus grande encore.

Tout le mobilier que Louis n’avait osé vendre était encore en place, mais en quel état! À peine restait-il quelques lambeaux d’étoffe des débris de la garniture des lits; les bois seuls avaient résisté.

C’est à peine si Louis, suivi de Joseph, osait pénétrer dans ces grandes salles où le bruit de ses pas sonnait lugubrement.

Il lui semblait que tout à coup le terrible marquis de Clameran allait se dresser en pied pour lui jeter sa malédiction, pour lui crier: «Qu’as-tu fait de notre honneur?»

Peut-être sa terreur avait-elle une autre cause, peut-être avait-il trop de raison de se souvenir de cette chute, si fatale à Gaston.

Ce n’est qu’en se trouvant en plein soleil, dans le jardin, qu’il reprit son assurance et se souvint de l’objet de sa visite.

– Ce pauvre Saint-Jean, dit-il, a eu bien tort de ne pas utiliser le mobilier laissé au château, il se trouve détruit sans avoir servi à personne.

– Mon père, monsieur le marquis, n’aurait rien osé déranger sans un ordre.

– Et il avait bien tort. Quant au château, si on n’y prend garde, il sera bientôt perdu comme le mobilier. Ma fortune, à mon grand regret, ne me permet pas de le restaurer: je suis donc décidé à le vendre pendant qu’il est encore debout. Sera-t-il bien difficile, poursuivait Louis, de vendre cette masure?

– Cela dépend du prix, monsieur le marquis; je connais un homme des environs qui en ferait son affaire, si on le lui cédait à bon marché.

– Et quel est cet homme?

– Un certain Fougeroux, qui demeure de l’autre côté du Rhône, au mas de la Montagnette. C ’est un gars de Beaucaire, qui a épousé, il y a une douzaine d’années, une servante de la défunte comtesse de La Verberie, dont monsieur le comte se souvient peut-être, une grosse, très brune, nommée Mihonne.

Louis ne se souvenait pas de Mihonne.

– Quand pourrons-nous voir ce Fougeroux? demanda-t-il.

– Aujourd’hui même, là, en traversant le Rhône dans le bateau du passeur.

– Eh bien! allons… je suis pressé.

Une génération entière avait disparu, depuis que Louis avait quitté sa province.

Ce n’était plus le vieux matelot de la République, Pilorel, qui «passait le monde», c’était son fils.

Pendant que Pilorel fils ramait de toutes ses forces, Joseph s’efforçait de mettre le marquis en garde contre les ruses de Fougeroux.

– C’est un fin renard, disait-il, trop fin même. Je n’ai jamais eu bonne idée de lui, depuis son mariage, qui n’a pas été une belle action. La Mihonne avait bien cinquante ans sonnés, quand il s’est avisé de lui faire la cour, et il n’en avait pas vingt-cinq. Vous comprenez bien qu’il en voulait à l’argent et non à la femme. La pauvre sotte a cru que le gars l’aimait et dame! elle a donné sa main et ses écus.

– Et ils ont profité, oui, interrompit Pilorel.

– Ça, c’est vrai. Fougeroux n’a pas son pareil pour faire suer l’argent. Il est riche aujourd’hui, mais il devrait bien savoir gré à Mihonne de sa richesse. Qu’il ne l’aime pas, on comprend ça, elle a l’air de sa grand-mère; mais qu’il la prive de tout et qu’il la batte comme plâtre, c’est honteux.

– Il la voudrait à six pieds sous terre, quoi! fit le passeur.

– Et il l’y mettra avant longtemps. Elle est comme expirante, la pauvre vieille, depuis que Fougeroux a installé chez lui une gourgandine dont elle est devenue la servante.

On abordait. Joseph et le marquis, après avoir prié le passeur d’attendre leur retour, prirent le chemin du mas de la Montagnette.

C’était une ferme de bonne apparence, bien tenue, entourée de cultures intelligentes.

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