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Joseph ayant demandé le maître, un jeune garçon lui répondit que «monsieur Fougeroux» était dans les champs tout près, qu’on allait le prévenir.

Il ne tarda pas à paraître. C’était un très petit homme à barbe rouge, à l’œil inquiet et fuyant.

Bien que M. Fougeroux fît profession de détester les nobles et les prêtres, l’espoir de faire un bon marché le rendit obséquieux jusqu’à la servilité.

Il s’empressa de faire passer Louis dans «sa salle», avec force révérences et des «monsieur le marquis» à n’en plus finir.

En entrant, il s’était adressé à une vieille femme qui tremblait de fièvre au coin de l’âtre éteint et lui avait brutalement ordonné de descendre quérir du vin pour M. le marquis de Clameran.

La vieille, à ce nom, se dressa comme au contact d’une pile électrique. Elle sembla vouloir parler; un regard de son tyran renfonça les mots dans sa gorge. C’est d’un air égaré qu’elle obéit, et revint avec une bouteille et trois verres, qu’elle déposa sur la table.

Puis, elle reprit sa place près du foyer, oubliant d’écouter pour regarder le marquis.

Le marché, cependant, se débattait entre Joseph et Fougeroux. Le marchand de biens offrait un prix dérisoire, n’achetant, disait-il, que pour démolir et revendre les matériaux. Joseph, lui, énumérait les poutres et les solives, les moellons, ferrures, sans compter le terrain…

Pour Mihonne, la présence du marquis était un de ces événements qui changent l’existence.

Si jusqu’alors, la fidèle servante n’avait pas dit un mot des secrets confiés à sa probité, ils ne lui en avaient pas moins semblé lourds à porter.

N’ayant pas d’enfant, après en avoir ardemment désiré, elle se persuadait que Dieu l’avait frappée de stérilité pour la punir d’avoir prêté les mains à l’abandon d’un pauvre petit innocent.

Souvent elle avait pensé qu’en révélant tout, elle apaiserait la colère céleste et ramènerait le bonheur à son foyer. Son attachement pour Valentine lui avait donné la force de résister à d’incessantes tentations.

Mais, aujourd’hui, la présence de Louis la décidait. Réfléchissant, elle ne voyait nul danger à se confier au frère de Gaston.

L’affaire, pendant ce temps, se concluait. Il était convenu que Fougeroux donnerait cinq mille deux cent quatre-vingts francs comptant du château et du terrain, et que les débris du mobilier reviendraient à Joseph.

Le marchand de biens et le marquis échangèrent une bruyante poignée de main en prononçant les mots sacramentels: «C’est dit.»

Et aussitôt Fougeroux sortit pour aller chercher, lui-même, dans le bon coin connu de lui seul, la bouteille du marché.

L’occasion pour Mihonne était favorable. Se levant, elle alla droit au marquis, et d’une voix sourde et précipitée:

– Il faut, monsieur le marquis, dit-elle, que je vous parle sans témoins.

– À moi, ma bonne femme?

– À vous. C’est un secret de vie ou de mort. Ce soir, à la tombée de la nuit, venez sous les noyers, là-bas, j’y serai, je vous dirai tout.

Elle regagna sa place, son mari rentrait.

Gaiement Fougeroux remplit les verres et but à la santé de Clameran.

Tout en regagnant le bateau, Louis se demandait s’il viendrait à ce rendez-vous singulier.

– Que diable peut me vouloir cette vieille sorcière? disait-il à Joseph.

– Qui sait! Elle a été au service d’une femme qui fut, m’a dit mon père, la maîtresse de feu monsieur Gaston… À votre place, monsieur le marquis, j’irais. Vous dînerez chez nous, et après dîner Pilorel vous passera.

La curiosité décida Louis, et, vers les sept heures, il arrivait sous les noyers. Depuis longtemps déjà la vieille Mihonne l’attendait.

– Vous voilà donc, cher bon monsieur, fit-elle avec un accent de joie, déjà je me désespérais…

– Oui, c’est moi, ma brave femme, voyons, qu’avez-vous à me dire?

– Ah! bien des choses, monsieur le marquis, mais, avant tout, avez-vous des nouvelles de votre frère?

Louis regretta presque d’être venu, pensant que la vieille radotait.

– Vous savez bien, répondit-il, que mon pauvre frère s’est jeté dans le Rhône et qu’il y a péri.

– Quoi! s’écria Mihonne, quoi! vous aussi vous ignorez qu’il s’est sauvé! Oui, il a fait ce que personne plus ne fera; il a traversé en nageant le Rhône débordé. Le lendemain mademoiselle Valentine est allée à Clameran pour dire la nouvelle, Saint-Jean l’a empêchée d’arriver jusqu’à vous. Plus tard, je suis allée vous porter une lettre, vous étiez parti.

Ces révélations, après vingt ans, confondaient Louis.

– Ne prenez-vous pas vos rêves pour des réalités, ma bonne mère? dit-il doucement.

Mihonne secoua tristement la tête.

– Non, continua-t-elle, non. Et si le père Menoul était de ce monde encore, il vous dirait comment il a conduit monsieur Gaston jusqu’à la Camargue, et comment de là votre frère a gagné Marseille et s’y est embarqué. Mais ceci n’est rien encore: monsieur Gaston a un fils.

– Mon frère, un fils?… Décidément, ma bonne vieille, vous perdez la tête.

– Hélas! non, pour mon malheur dans ce monde et dans l’autre, il a eu un fils de mademoiselle Valentine, un pauvre innocent que j’ai reçu dans mes bras à l’étranger, et que j’ai porté à la femme qui l’a pris pour de l’argent.

Alors Mihonne raconta tout, les colères de la comtesse, le voyage à Londres, l’abandon du petit Raoul.

Avec cette sûreté de mémoire des gens qui, ne sachant ni lire ni écrire, ne peuvent se confier au papier, elle révéla les moindres circonstances, donnant les détails les plus précis, le nom du village et celui de la fermière, les noms et prénoms de l’enfant, la date exacte des événements.

Puis elle dit les misères de Valentine après sa faute, la ruine de la comtesse, et enfin le mariage de la pauvre fille avec un monsieur de Paris, riche, si riche qu’il ne connaissait pas sa fortune, un banquier nommé Fauvel.

Un cri aigu et prolongé l’interrompit.

– Ciel! fit-elle d’une voix épouvantée, mon mari m’appelle.

Et de toute la vitesse de ses vieilles jambes, elle regagna la ferme.

Elle était partie depuis un bon moment, que Louis restait encore immobile à la même place.

Au récit de Mihonne, une idée infâme, si détestable qu’elle faisait reculer son esprit prêt à tout, lui était venue, et cette idée devenait grandissante comme les vagues successives de la marée montante.

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