Ces instants de réflexions, Mme de La Verberie n’osa plus les refuser. Le coup frappé, elle se dit qu’insister serait imprudent.
– Vous le voulez, dit-elle à sa fille, je me retire. Mieux que votre esprit, votre cœur vous dira comment choisir entre un aveu inutile et le salut de votre mère.
Et sur ces mots elle sortit, indignée, mais pleine d’espoir.
Elle n’avait que trop de motifs d’espérer.
Placée entre deux obligations également impérieuses, également sacrées, mais absolument opposées, la raison troublée de Valentine ne discernait plus clairement où était le devoir.
Réduirait-elle sa mère à la plus affreuse des misères?
Abuserait-elle indignement la confiance et l’amour d’un honnête homme?
Quelle que fut sa décision, il en résultait, pour elle, une vie affreuse et d’épouvantables remords.
Autrefois, le souvenir de Gaston de Clameran eût parlé haut et dicté sa conduite, mais ce souvenir lointain n’était plus qu’un vague murmure.
Dans les romans, il est vrai, on trouve de ces héroïnes dont la vertu n’a rien d’égale que la constance; la vie réelle n’a guère de ces miracles.
Longtemps, dans la pensée de Valentine, Gaston était resté éblouissant et radieux, comme le héros de ses rêves; mais les brumes du temps, peu à peu, avaient obscurci les rayons de l’idole, et il n’était plus maintenant, au fond de son cœur, qu’une froide relique.
Cependant, lorsqu’elle se leva le matin, pâle et souffrante des angoisses d’une longue nuit sans sommeil, elle était presque résolue à parler.
Mais quand vint le soir, quand elle se trouva près d’André Fauvel, sous l’œil tour à tour menaçant et suppliant de sa mère, le courage lui manqua.
Elle se disait encore: je parlerai; mais elle se disait: ce sera demain, un autre jour, plus tard.
Aucune de ces luttes n’échappait à la comtesse, mais elle n’était plus guère inquiète.
La vieille dame le savait peut-être par expérience: quand on remet à accomplir une action difficile et pénible, on est perdu, on ne l’accomplit jamais.
Peut-être Valentine avait-elle une excuse dans l’horreur de sa situation. Peut-être, à son insu, un espoir irraisonné s’agitait en elle. Un mariage, même malheureux, lui offrait les perspectives d’un changement, d’une vie nouvelle, d’un allégement à d’insupportables souffrances.
Parfois, dans son ignorance de toutes choses, elle se disait qu’avec le temps, avec une intimité plus grande, l’horrible aveu viendrait presque naturellement, et qu’André pardonnerait, et qu’il l’épouserait quand même, puisqu’il l’aimait.
Car il l’aimait vraiment, elle ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir. Certes, ce n’était plus la passion impétueuse de Gaston, avec ses terreurs, ses emportements, ses ivresses, mais c’était un amour calme, réfléchi, plus profond peut-être, puisant une sorte de recueillement dans le sentiment de sa légitimité et de sa durée.
Et Valentine, doucement, s’accoutumait à la présence d’André, toute surprise de ce bonheur inconnu, de ces attentions délicates de tous les instants, de ces prévenances qui allaient au-devant de ses pensées. Elle n’aimait pas encore André, mais une séparation lui eût été douloureuse, cruelle.
Pendant ce temps où le jeune ingénieur avait été admis à faire sa cour, la conduite de la vieille comtesse avait été un chef-d’œuvre.
Calculant fort juste, elle avait tout à coup renoncé aux obsessions, ne discutant plus, affirmant avec une résignation larmoyante qu’elle ne voulait pas influencer les résolutions de sa fille.
Mais elle criait misère, mais elle geignait comme si elle eût été à la veille de manquer de pain; mais elle avait pris ses mesures pour être harcelée par les huissiers. Saisies et significations pleuvaient à La Verberie, et tous ces papiers timbrés, elle les montrait à Valentine, en disant:
– Dieu veuille que nous ne soyons pas chassées de la maison de nos pères avant ton mariage, ma bien-aimée!
D’ailleurs, se sentant assez d’influence pour glacer une révélation sur les lèvres de sa fille, jamais elle ne la laissa seule une minute avec André.
Une fois mariés, pensait-elle, ils s’arrangeront.
Puis, tout autant que l’impatient André, elle pressait les préparatifs de la noce. Elle ne laissait à Valentine ni le temps de se reconnaître, ni un moment pour réfléchir. Elle l’occupait, l’envahissait, l’étourdissait de mille et mille détails. C’était une robe à acheter, quelque objet du trousseau à changer, une visite à faire, une pièce à se procurer.
Si bien qu’elle gagna ainsi la veille du grand jour, haletante d’espoir, oppressée d’anxiété, comme le joueur au moment décisif d’une grosse partie.
Ce soir-là, pour la première fois, Valentine se trouva seule avec cet homme qui allait être son mari.
La nuit tombait, elle s’était réfugiée dans le salon, tourmentée d’angoisses plus poignantes que d’ordinaire. Il entra.
La voyant en larmes, affreusement troublée, doucement il lui prit la main, et lui demanda ce qu’elle avait.
– Ne suis-je pas votre meilleur ami, disait-il, ne dois-je pas être le confident de vos chagrins, si vous en avez? Pourquoi ces larmes, mon amie?
En ce moment, elle faillit tout avouer. Mais tout à coup, elle entrevit le scandale, la douleur d’André, les colères de sa mère, elle vit son existence perdue; elle se dit qu’il était trop tard, et avec une explosion de sanglots elle s’écria, comme toutes les jeunes filles quand le dernier moment est proche:
– J’ai peur!…
Lui, aussitôt, s’expliquant ce trouble, ces craintes vagues, l’horreur de l’inconnu, les révoltes de la pudeur, s’efforça de la consoler, de la rassurer, tout surpris de voir que ses bonnes paroles, loin de la calmer, semblaient redoubler sa douleur.
Mais déjà Mme de La Verberie accourait, on allait signer le contrat. André Fauvel ne devait rien savoir.
Enfin, le lendemain, par un beau jour de printemps, eut lieu à l’église du village le mariage d’André Fauvel et de Valentine de La Verberie.
Dès le matin, le château s’était empli des amies de la jeune mariée qui venaient, suivant l’usage, présider aux derniers apprêts de sa toilette.
Elle s’efforçait de rester calme, souriante même; cependant elle était plus pâle que son voile, d’affreux remords la déchiraient. Il lui semblait qu’on devait lire la vérité sur son visage, et que cette blanche toilette n’était qu’une amère ironie, une suprême humiliation.
Elle frémit quand sa meilleure amie s’approcha pour placer sur sa tête la couronne de fleurs d’oranger. Il lui paraissait que cette couronne allait la brûler. Elle ne la brûla pas, mais une des tiges de fil de fer mal recouverte lui fit au front une légère écorchure qui saigna beaucoup, et même une goutte de sang tomba sur sa robe.