À mesure que parlait André, avec une conviction trop accentuée pour être feinte, il semblait à la comtesse qu’une rosée céleste tombait sur toutes ses plaies d’argent. Elle s’épanouissait, son petit œil fauve avait des regards plus doux que velours, un provocant et amical sourire voltigeait sur ses lèvres minces, plus pincées d’ordinaire que les bords d’une cassette d’avare.
Un seul point inquiétait le jeune ingénieur. M’entend-elle, se demandait-il; me prend-elle au sérieux?
Certes oui; elle perçait la transparence des allusions, et ses réflexions le prouvèrent.
– Hélas! fit-elle non sans un soupir, ce n’est pas avec quarante mille francs qu’on sauverait La Verberie; intérêts et frais compris, il en faudrait bien soixante mille.
– Oh! quarante ou soixante, ce n’est pas une affaire.
– Puis, mon gendre – cet homme rare de nos suppositions – comprendrait-il les nécessités de mon existence?
– Il se ferait, j’imagine, un bonheur d’ajouter tous les ans quatre mille francs aux revenus de votre domaine.
La comtesse ne répondit pas immédiatement, elle calculait.
– Quatre mille francs… dit-elle enfin, ce ne serait guère. Tout est hors de prix en ce pays. Mais avec six mille livres!… oh! avec six mille livres…
L’exigence parut bien un peu forte au jeune ingénieur; pourtant, avec l’insouciante générosité d’un amoureux, il répondit:
– Le gendre dont nous parlons aimerait peu mademoiselle Valentine, si une misérable question de deux mille francs l’arrêtait.
– Vous m’en direz tant!… murmura la comtesse.
Mais une soudaine objection lui venait à l’esprit:
– Encore faudrait-il, remarqua-t-elle, que ce gendre honnête que nous supposons eût assez de bien pour remplir ses engagements. Je tiens trop au bonheur de ma fille pour la donner à un homme qui ne m’offrirait pas – comment dit-on cela? – une caution, des garanties…
Décidément, pensait Fauvel un peu honteux, c’est un marché que nous débattons.
Et, tout haut, il poursuivit:
– Il est clair que votre gendre s’engagerait par le contrat de mariage…
– Jamais! monsieur, jamais! Et les bienséances! Que dirait-on de moi?
– Permettez… il serait spécifié que votre pension serait l’intérêt d’une somme qu’il reconnaîtrait avoir reçue.
– Comme cela, oui, en effet…
À toute force, ce soir-là, Mme de La Verberie voulut ramener André dans sa calèche. Pas un mot direct ne fut échangé entre eux le long du chemin, mais ils s’étaient compris, ils étaient fixés l’un sur l’autre.
Ils s’entendaient si bien, qu’en déposant à sa porte le jeune ingénieur, la comtesse lui tendit sa maigre main, qu’il baisa dévotement en songeant aux jolis yeux de Valentine, et l’invita à dîner pour le lendemain.
Certes, il y avait des années que Mme de La Verberie n’avait été si joyeuse, et ses servantes admirèrent sa belle humeur.
C’est que tout à coup, brusquement, d’une situation désespérée elle passait à une position presque brillante. Et elle qui affichait de si fiers sentiments, elle n’apercevait ni les hontes de cette transaction, ni l’infamie de sa conduite.
Six mille francs de pension! se disait-elle. Ce jeune géomètre est un honnête homme! et mille écus du domaine, c’est en tout neuf mille livres de rentes. Ce garçon habitera Paris avec ma fille, je les irai voir, ces chers enfants, sans trop de frais.
Jour de Dieu!… à ce prix elle eût donné non une fille, mais trois, si elle les eût eues.
Mais voilà que tout à coup une idée lui vint qui la glaça: Valentine consentira-t-elle?
Si poignante fut son anxiété que, pour en avoir le cœur net à l’instant, elle monta dans la chambre de sa fille, qu’elle trouva lisant à la lueur d’une mince chandelle.
– Ma fille, lui dit-elle brusquement, un jeune homme, qui me convient, m’a demandé ta main et je la lui ai accordée.
À cette déclaration inattendue, stupéfiante, Valentine se dressa.
– Ce n’est pas possible, balbutia-t-elle.
– Pourquoi, s’il te plaît?
– Avez-vous donc dit qui je suis, ma mère, avez-vous avoué?
– Les folies passées? Dieu m’en préserve! Et tu seras, je l’espère, assez raisonnable pour imiter mon silence.
Si annihilée que fût la volonté de Valentine par l’écrasant despotisme de sa mère, son honnêteté se révolta.
– Vous voulez m’éprouver, ma mère! s’écria-t-elle, épouser un homme sans lui tout avouer serait la plus lâche et la plus infâme des trahisons…
La comtesse avait une terrible envie de se fâcher. Mais elle comprit que cette fois ses menaces se briseraient contre une résistance encouragée par la conscience. Au lieu d’ordonner, elle pria.
– Pauvre enfant, disait-elle, pauvre chère Valentine, si tu connaissais l’horreur de notre situation, tu ne parlerais pas ainsi. Ta folie a commencé notre ruine; elle est aujourd’hui consommée. Sais-tu où nous en sommes? Nos créanciers me menacent de me chasser de La Verberie. Que deviendrons-nous après, ô ma fille? Faudra-t-il qu’à mon âge j’aille de porte en porte tendre la main? Nous sommes perdues, et ce mariage est le salut.
Et, après les prières, les raisonnements venaient.
Elle avait à son service, cette chère comtesse, des théories subtiles et étranges. Ce qu’autrefois elle appelait un crime monstrueux n’était plus qu’une peccadille. À l’entendre, la situation de Valentine se présentait tous les jours.
Elle eût compris, disait-elle, les scrupules de sa fille, si on eût pu craindre quelque révélation du passé. Mais de telles précautions avaient été prises, qu’il n’y avait rien à redouter.
En aimerait-elle moins son mari? Non. En serait-il moins heureux? Non. Dès lors, pourquoi hésiter?
Étourdie, frappée de vertige, Valentine se demandait si c’était bien sa mère, cette femme si hautaine, si intraitable, jadis, dès qu’il était question d’honneur ou du devoir, qui s’exprimait ainsi, démentant en une fois les paroles de sa vie entière.
Hélas! oui, c’était elle.
Les subtils arguments, les sophismes honteux de la comtesse ne devaient ni la toucher ni l’ébranler, mais elle ne se sentait ni la force ni le courage de résister aux larmes de cette mère, qui, voyant qu’elle n’obtenait rien, se traînait à genoux, l’adjurant à mains jointes de la sauver.
Plus émue qu’elle ne l’avait jamais été, déchirée par mille sentiments contraires, n’osant ni refuser ni promettre, redoutant les conséquences d’une décision ainsi arrachée, l’infortunée supplia sa mère de lui laisser au moins quelques heures de répit.