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– Vous qui connaissez la maison pour y être venu vingt fois, demanda M. Verduret, sauriez-vous me dire qu’elle est la pièce où nous voyons de la lumière?

– C’est la chambre à coucher de Raoul.

– Très bien. Passons à la distribution: qu’y a-t-il au rez-de-chaussée?

– La cuisine, l’office, une salle de billard et la salle à manger.

– Et au premier?

– Deux salons séparés par une cloison volante et un cabinet de travail.

– Où se tiennent les domestiques?

– Raoul n’en a pas, à cette heure. Il est servi par des gens du Vésinet, le mari et la femme, qui viennent le matin et se retirent le soir après dîner.

M. Verduret se frotta joyeusement les mains.

– Alors, tout va bien! fit-il; ce sera le diable si nous ne parvenons pas à surprendre quelque chose de ce que disent Raoul et la personne venue de Paris à cette heure et par ce temps… Entrons.

Prosper eut un geste de protestation; la proposition lui semblait vive.

– Y pensez-vous, monsieur? fit-il.

– Ah çà! répondit le gros homme d’un ton goguenard, pourquoi donc croyez-vous que nous sommes venus ici? Espériez-vous une partie de plaisir?

– Nous pouvons être découverts.

– Et après?… Au moindre bruit révélant notre présence, vous vous avancez hardiment comme un ami venu pour visiter son ami et qui a trouvé toutes les portes ouvertes.

Le malheur est que la porte – une porte de chêne plein, – était fermée, et que M. Verduret la secoua vainement.

– Quelle imprudence! murmurait-il d’un ton de dépit, on devrait toujours avoir ses instruments sur soi. Une serrure de rien, qu’on ouvrirait avec un clou, et pas un crochet, pas un morceau de fil de fer!

Reconnaissant l’inutilité de ses efforts, il quitta la porte pour courir successivement à toutes les fenêtres du rez-de-chaussée. Hélas! toutes les persiennes étaient tirées et solidement assujetties.

M. Verduret semblait exaspéré. Il tournait autour de la maison, comme un renard autour d’un poulailler, furieux, cherchant une issue, n’en trouvant pas.

En désespoir de cause, il revint se placer à l’endroit du jardin d’où on découvrait le mieux la fenêtre éclairée.

– Si seulement on pouvait voir! s’écria-t-il. Dire que là, là – et il montrait le poing à la fenêtre – est le mot de l’énigme, et que nous n’en sommes séparés que par les trente ou quarante pieds de ces deux étages!…

Jamais encore Prosper n’avait été si fort surpris par les allures de son étrange compagnon. Il semblait comme chez lui dans ce jardin où il venait de s’introduire par escalade; il allait et venait sans précautions; on eût dit qu’habitué à de pareilles expéditions, il trouvait cette situation toute naturelle, parlant de crocheter la porte d’une maison habitée comme un bourgeois d’ouvrir sa tabatière. Insensible, d’ailleurs, au mauvais temps, au vent, à la pluie qui tombait toujours, à la boue où il pataugeait.

Il s’était rapproché de la maison, et il calculait, il prenait des mesures, comme s’il eût eu l’espérance folle de se hisser le long de cette muraille lisse.

– Je veux voir, répétait-il, je verrai.

Tout à coup un souvenir du temps passé traversa l’esprit de Prosper.

– Mais il y a une échelle, ici! s’écria-t-il.

– Et vous ne me le dites pas!… Où est-elle!

– Au fond du jardin, sous les arbres.

Ils y coururent, et non sans peine la trouvèrent, couchée le long du mur. L’enlever, la porter près de la maison, fut l’affaire d’un instant.

Mais, quand ils l’eurent dressée, ils reconnurent que même en la tenant bien plus verticalement que ne le voulait la prudence, il s’en fallait de six bons pieds qu’elle atteignît la fenêtre éclairée.

– Nous n’arriverons pas! dit Prosper découragé.

– Nous arriverons! s’écria M. Verduret triomphant.

Aussitôt, se plaçant à un mètre de la maison, et lui faisant face, il saisit l’échelle, la souleva avec précaution, et en appuya le dernier échelon sur ses épaules, soutenant les montants aussi haut que possible. L’obstacle était vaincu.

– Maintenant, dit-il à son compagnon, montez.

Pour Prosper, la situation était poignante, extrême; il n’hésita pas. L’enthousiasme de la difficulté vaincue, l’espoir du triomphe lui donnaient une force et une agilité qu’il ne se connaissait pas. Il s’enleva sans secousse, jusqu’aux échelons inférieurs, et se lança sur l’échelle qui tremblait et vacillait sous son poids.

Mais sa tête avait à peine dépassé l’appui de la fenêtre, qu’il poussa un grand cri, un cri terrible, qui se perdit au milieu des mugissements de la tempête, et qu’il se laissa glisser ou plutôt tomber sur la terre détrempée, en criant:

– Misérable!… Misérable!…

Avec une promptitude et une vigueur extraordinaires, M. Verduret reposa sur le sol la lourde échelle et se précipita vers Prosper, craignant qu’il ne fût dangereusement blessé.

– Qu’avez-vous vu? demandait-il, qu’y a-t-il?

Mais déjà Prosper était debout.

Si la chute avait été rude, il était dans une de ces crises où l’âme souveraine domine si absolument la bête, que le corps est insensible à la douleur.

– Il y a, répondit-il, d’une voix rauque et brève, que c’est Madeleine, entendez-vous bien, Madeleine, qui est là, dans cette chambre, seule avec Raoul!

M. Verduret était confondu. Lui, l’homme infaillible, ses déductions l’avaient égaré!

Il savait bien que c’était une femme qui était chez M. de Lagors; mais, d’après ses conjectures, d’après le billet que Gypsy lui avait fait tenir à l’estaminet, il croyait que cette femme était Mme Fauvel.

– Ne vous seriez-vous pas trompé? demanda-t-il.

– Non, monsieur, non! Je ne saurais, moi, prendre une autre femme pour Madeleine. Ah! vous qui l’avez entendue hier, répondez-moi; devais-je m’attendre à cette trahison infâme? Elle vous aime, me disiez-vous, elle vous aime!

M. Verduret ne répondit pas. Étourdi d’abord de son erreur, il en recherchait les causes, et déjà son esprit pénétrant commençait à les discerner.

– Le voilà donc, poursuivait Prosper, ce secret surpris par Nina. Madeleine, cette noble et pure Madeleine, en qui j’avais foi comme en ma mère, est la maîtresse de ce faussaire, qui a volé jusqu’au nom qu’il porte. Et moi, imbécile d’honnête homme, j’avais fait de ce misérable mon meilleur ami. C’est à lui que je disais mes angoisses et mes espérances… et il était son amant!… Et moi, j’étais sans doute le divertissement de leurs rendez-vous, ils riaient de mon amour ridicule, de ma stupide confiance!…

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