Ses mesures étaient excellentes.
Ainsi qu’il l’avait prévu, Louis et La Verdure réussirent à se faire jour et se lancèrent à fond de train dans la campagne, l’un à droite, l’autre à gauche, chacun entraînant à sa suite une douzaine de cavaliers. Montés supérieurement, ils devaient faire voir du pays à ceux qui les poursuivaient.
Gaston était sauvé, quand la fatalité – ne fut-ce que la fatalité? – s’en mêla.
À cent mètres du château, le cheval de Louis butta et abattit, engageant sous lui son cavalier. Aussitôt, entouré par des gendarmes et par des volontaires à pied, le second fils de M. de Clameran fut reconnu.
– Ce n’est pas l’assassin! s’écria un des jeunes gens de la ville; vite, revenons sur nos pas, on veut nous tromper!…
Ils revinrent en effet, et assez à temps précisément, pour voir, aux clartés indécises de la lune, dégagée pour un moment des nuages, Gaston qui franchissait le mur du potager.
– Voilà notre homme! fit le brigadier de gendarmerie; ouvrez l’œil, vous autres, et en avant, au galop!
Et tous, rendant la main à leurs chevaux, s’élancèrent vers l’endroit où ils avaient vu Gaston sauter.
Sur un terrain boisé, ou seulement accidenté, il est facile à un homme à pied, s’il est leste, s’il garde sa présence d’esprit, d’échapper à plusieurs cavaliers.
Or le terrain, de ce côté du parc, était des plus favorables au jeune comte de Clameran. Il se trouvait dans d’immenses champs de garance, et chacun sait que la culture de cette précieuse racine, destinée à rester trois ans en terre, nécessite des sillons qui atteignent jusqu’à soixante et soixante-dix centimètres de profondeur.
Les chevaux, non seulement ne pouvaient courir, mais à grand-peine ils se tenaient debout.
Cette circonstance arrêta net les gendarmes qui tenaient leurs bêtes. Seuls, quatre hussards se risquèrent. Mais leurs efforts furent inutiles. Sautant de sillon en sillon, Gaston eut vite gagné un espace très vaste, encore mal défriché, et coupé des maigres plants de châtaigniers.
La poursuite offrait alors d’autant plus d’intérêt qu’évidemment le fugitif avait des chances. Aussi tous les cavaliers se passionnaient-ils, s’encourageant, poussant des cris pour s’avertir quand Gaston quittait un bouquet d’arbres pour courir à un autre.
Pour lui, connaissant admirablement le pays, il ne désespérait pas. Il savait qu’après les châtaigniers, il rencontrerait des champs de chardons, et il se souvenait que les deux cultures étaient séparées par un large et profond fossé.
Il pensait que se jetant dans ce fossé, il y serait caché, et qu’il pourrait le remonter fort loin, pendant qu’on le chercherait encore parmi les arbres.
C’est qu’il ne songeait pas à la crue du fleuve. En arrivant près du fossé, il vit qu’il était plein d’eau.
Découragé, mais non déconcerté, il prenait son élan pour le franchir, quand, de l’autre côté, il aperçut trois cavaliers.
C’étaient des gendarmes qui avaient tourné les garancières et les châtaigniers, se disant que sur le terrain uni des champs de chardons, ils reprendraient l’avantage.
À leur vue, Gaston s’arrêta court.
Que faire?… Il sentait autour de lui se rétrécir le cercle dont il était le centre.
Fallait-il donc avoir recours au pistolet, et là, au milieu des champs, traqué par les gendarmes comme une bête fauve, se faire sauter la cervelle? Quelle mort pour un Clameran!
Non. Il se dit qu’une chance encore de salut lui restait, faible, il est vrai, chétive, misérable, désespérée, mais enfin une chance. Il lui restait le fleuve.
Il y courut rapidement, tenant toujours ses pistolets armés, et alla se placer à l’extrémité d’un petit promontoire qui s’avançait de trois bons mètres dans le Rhône.
Ce cap de refuge était formé d’un tronc d’arbre renversé, le long duquel mille débris, fagots et meules de paille, qu’entraînaient les eaux, s’arrêtaient.
L’arbre, sous le poids de Gaston, s’enfonçait, vacillait et craquait terriblement.
De là, il distinguait fort bien tous ceux qui le poursuivaient, hussards et gendarmes; ils étaient douze à quinze, tant à droite qu’à gauche, et poussaient des exclamations de joie.
– Rendez-vous! cria le brigadier de gendarmerie.
Gaston ne répondit pas. Il pesait, il évaluait ses chances de salut. Il était bien au-dessus du parc de La Verberie, pourrait-il y aborder, s’il n’était pas du premier coup roulé, entraîné et noyé? Il songeait qu’en ce moment même, Valentine éperdue errait au bord de l’eau, de l’autre côté, l’attendant et priant.
– Une seconde fois, cria le brigadier, voulez-vous vous rendre?
Le malheureux n’entendait pas. La voix imposante du torrent, mugissant et tourbillonnant autour de lui, l’assourdissait.
D’un geste violent il lança ses pistolets du côté des gendarmes, il était prêt.
Ayant trouvé pour son pied un point d’appui, solide, il fit le signe de la croix, et la tête la première, les bras en avant, il se lança dans le Rhône.
La violence de l’élan avait détaché les dernières racines de l’arbre; il oscilla un moment, tourna sur lui-même et partit à la dérive.
L’horreur et la pitié, bien plus que le dépit, avaient arraché un cri à tous les cavaliers.
– Il est perdu, murmura un des gendarmes, c’est fini; on ne lutte pas contre le Rhône; on recueillera son corps demain, à Arles.
Vrais soldats français, ils étaient maintenant de tout cœur du côté du vaincu, et il n’en est pas un qui n’eût été prêt à tout tenter pour le sauver et faciliter son évasion.
– Fichue besogne! grommela le vieux maréchal des logis qui commandait les hussards.
– Bast! fit le brigadier, un philosophe, autant le Rhône que la cour d’assises! Nous autres, demi-tour. Ce qui me peine, c’est l’idée de ce pauvre vieux qui attend des nouvelles de son fils… Lui dira la vérité qui voudra, je ne m’en charge pas.