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L’aîné des Clameran avait compté sur l’impression de cet aveu, que lui arrachaient les circonstances; il se trompait. Le marquis, si irrité, sembla soulagé d’un poids énorme. Une joie méchante étincela dans ses yeux.

– Ah! ah! fit-il, elle est votre maîtresse. Jarnibleu! j’en suis charmé. Mes compliments, comte; on la dit agréable, cette petite.

– Monsieur, interrompit Gaston presque menaçant, je l’aime, je vous l’ai dit, vous l’oubliez. J’ai juré.

– Ta! ta! ta! s’écria le marquis, je trouve vos scrupules singuliers. Est-ce qu’un de ses aïeux, à elle, n’a pas détourné du bon chemin une de nos aïeules à nous? Maintenant, nous sommes quittes. Ah! elle est votre maîtresse…

– Sur la mémoire de ma mère et de notre nom, je le jure, elle sera ma femme!

– Vraiment! s’écria le marquis exaspéré, vous osez le prendre sur ce ton!… Jamais, entendez-vous bien? jamais vous n’aurez mon consentement. Vous savez si l’honneur de notre maison m’est cher? Eh bien, j’aimerais mieux vous voir pris, jugé, condamné, j’aimerais mieux vous savoir au bagne que le mari de cette péronnelle.

Ce dernier mot transporta Gaston.

– Que votre volonté soit donc faite, mon père, dit-il; je reste, on m’arrêtera, on fera de moi ce qu’on voudra, peu m’importe!… Je ne veux pas d’une vie sans espoir. Reprenez ces bijoux, ils me sont inutiles désormais.

Une scène terrible allait certainement éclater entre le père et le fils, quand la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas.

Tous les domestiques du château se pressaient dans le couloir.

– Les gendarmes! disaient-ils, voici les gendarmes!…

À cette nouvelle, le vieux marquis se dressa et réussit à rester debout. Tant d’émotions l’agitaient depuis une heure que la goutte cédait.

– Des gendarmes! s’écria-t-il, chez moi, à Clameran! Nous allons leur faire payer cher leur audace! Vous m’aiderez, vous autres!…

– Oui! oui! répondirent les domestiques, à bas les gendarmes!

Par bonheur, en ce moment où tout le monde perdait la tête, Louis conservait tout son sang-froid.

– Résister serait folie, prononça-t-il; nous repousserons peut-être les gendarmes ce soir, mais demain ils reviendront plus nombreux.

– C’est vrai, dit amèrement le vieux marquis, Louis a raison…

– Où sont-ils? interrogea Louis.

– À la grille, répondit La Verdure, un des palefreniers. Monsieur le vicomte n’entend-il pas le bruit affreux qu’ils font avec leurs sabres?

– Alors Gaston va fuir par la porte du potager.

– Gardée! monsieur! s’écria La Verdure, désespéré, elle est gardée, et la petite porte du parc aussi. Ils sont tout un régiment. Même, quelques-uns sont en faction le long des murs du parc.

Ce n’était que trop vrai. Le bruit de la mort de Lazet, aussitôt répandu, avait mis Tarascon sens dessus dessous. On avait fait monter à cheval, pour arrêter le meurtrier, non seulement les gendarmes, mais encore un peloton des hussards de la garnison.

Une vingtaine de jeunes gens de la ville, au moins, guidaient la force armée.

– Ainsi, fit le marquis, recouvrant à l’heure du péril toute sa présence d’esprit, ainsi, nous sommes cernés.

– Pas une chance d’évasion ne reste, gémit Saint-Jean.

– C’est ce que nous allons voir, jarnibleu! s’écria M. de Clameran. Ah! nous ne sommes pas les plus forts. Eh bien! nous serons les plus adroits. Attention tous! Toi, Louis, mon fils, tu vas descendre aux écuries avec La Verdure; vous monterez les deux meilleurs chevaux, vous en prendrez chacun un en main, et vous irez vous placer en faisant le moins de bruit possible, toi, Louis, à la porte du parc, toi, La Verdure, à la grille. Vous autres, vous irez vous poster chacun à une porte, prêts à ouvrir. Au signal que je donnerai, en tirant un coup de pistolet, toutes les portes seront ouvertes à la fois, Louis et La Verdure lâcheront leur cheval de main et feront tout au monde pour s’élancer dehors et attirer les gendarmes sur leurs traces.

– Je me charge de les faire courir, affirma La Verdure.

– Attendez. Pendant ce temps, le comte, aidé de Saint-Jean, franchira le mur du parc et remontera, le long de l’eau, jusqu’à la cabane de Pilorel, le pêcheur. C’est un vieux matelot de la République, un brave qui nous est dévoué, il prendra le comte dans sa barque, et une fois sur le Rhône, ils n’auront plus à craindre que Dieu!… Vous m’avez entendu, allez…

Resté seul avec son fils, le vieux marquis glissa dans une bourse de soie les bijoux que Gaston avait replacés sur la table, et ouvrant les bras:

– Venez, mon fils, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre ferme, venez que je vous bénisse.

Gaston hésitait.

– Venez, insista le marquis, je veux vous embrasser une dernière fois. Sauvez-vous, sauvez votre nom, Gaston, et après… vous savez bien que je vous aime. Reprenez ces bijoux…

Pendant près d’une minute, le père et le fils, aussi émus l’un que l’autre, se tinrent embrassés.

Mais le bruit qui redoublait à la grille leur arrivait distinctement.

– Allons! fit M. de Clameran.

Et, prenant à sa panoplie une paire de petits pistolets, il les remit au comte en détournant la tête et en murmurant:

– Il ne faut pas qu’on vous ait vivant, Gaston.

Malheureusement, Gaston, en quittant son père, ne descendit pas immédiatement.

Plus que jamais il voulait revoir Valentine, et il entrevoyait la possibilité de lui adresser ses derniers adieux. Il se disait que Pilorel pourrait arrêter son bateau le long du parc de La Verberie.

Il prit donc, sur les quelques minutes de répit que lui laissait la destinée, une minute pour monter à sa chambre et faire briller à la fenêtre le signal qui annonçait sa venue à son amie. Il fit plus: il attendit une réponse.

– Mais venez donc, monsieur le comte, répétait Saint-Jean, qui ne comprenait rien à sa conduite, venez, au nom du Ciel!… vous vous perdez.

Enfin, il descendit en courant.

Il n’était encore que dans le vestibule, quand un coup de feu – le signal donné par le vieux marquis – retentit.

Aussitôt, et presque simultanément, on entendit le bruit de la grande grille qui s’ouvrait, le cliquetis des sabres des gendarmes et des hussards, le galop effrayé de plusieurs chevaux, et de tous les côtés, dans le parc et dans la grande cour, des cris terribles et des jurements.

Appuyé à la fenêtre de sa chambre, la sueur au front, le marquis de Clameran attendait, si oppressé qu’il pouvait à peine respirer, l’issue de cette partie dont l’enjeu était la vie de l’aîné de ses fils.

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