Son aspect impressionna le vieux marquis à ce point qu’il lâcha le cornet qu’il tenait.
Et, certes, cette impression s’expliquait. Le visage, les mains, les vêtements de Gaston étaient couverts de sang.
– Qu’y a-t-il? demanda le marquis.
– Il y a, mon père, que je viens vous embrasser une dernière fois et vous demander les moyens de fuir, de passer à l’étranger.
– Vous voulez fuir?
– Il le faut, mon père, et sur-le-champ, à l’instant; on me poursuit, on me traque, dans un moment la gendarmerie peut être ici. J’ai tué deux hommes.
Le choc reçu par le marquis fut tel que, oubliant sa goutte, il essaya de se dresser. La douleur le recoucha sur son fauteuil.
– Où? quand? interrogea-t-il d’une voix affreusement altérée.
– À Tarascon, dans un café, il y a une heure, ils étaient quinze, j’étais seul, j’ai pris un couteau!
– Toujours les gentillesses de 93, murmura le marquis. On vous avait insulté, comte?
– On insultait devant moi une noble jeune fille.
– Et vous avez châtié les drôles? Jarnibleu! vous avez bien fait. Où a-t-on vu jamais qu’un gentilhomme laissât en sa présence des faquins manquer à une personne de qualité! Mais de qui avez-vous pris la défense?
– De mademoiselle Valentine de La Verberie.
– Oh! fit le marquis, oh!… de la fille de cette vieille sorcière. Jarnitonnerre! Ces La Verberie, que Dieu les écrase, nous ont toujours porté malheur.
Certes, il abominait la comtesse, mais en lui le respect de la race parlait plus haut que le ressentiment. Il ajouta donc:
– N’importe! comte, vous avez fait votre devoir.
Gaston n’était pas aussi abîmé qu’il le croyait. À l’exception d’un coup de couteau, un peu au-dessous de l’épaule gauche, ses autres blessures étaient légères.
Après avoir reçu les soins que réclamait son état, Gaston se sentit un autre homme, prêt à braver de nouveaux périls; une énergie nouvelle étincelait dans ses yeux.
D’un signe, le marquis fit retirer les domestiques.
– Et, maintenant, demanda-t-il à Gaston, vous croyez devoir passer à l’étranger?
– Oui, mon père.
– Et il n’y a pas un instant à perdre, fit observer Louis.
– C’est vrai, répondit le marquis; mais, pour fuir, pour passer à l’étranger, il faut de l’argent, et je n’en ai pas à lui donner, là, sur-le-champ.
– Mon père!…
– Non, je n’en ai pas! Ah! vieux fou prodigue que je suis, vieil enfant imprévoyant!… Ai-je seulement cent louis ici!…
Sur ses indications, son second fils, Louis, ouvrit le secrétaire.
Le tiroir servant de caisse renfermait neuf cent vingt francs en or.
– Neuf cent vingt francs!… s’écria le marquis; ce n’est pas assez. L’aîné de notre maison ne peut fuir avec cette misérable somme, il ne le peut…
Visiblement désespéré, le vieux marquis resta un moment abîmé dans ses réflexions. À la fin, prenant un parti, il ordonna à Louis de lui apporter une petite cassette de fer ciselé placée sur la tablette inférieure du secrétaire.
Le marquis de Clameran portait au cou, suspendue à un ruban noir, la clé de la cassette.
Il l’ouvrit, non sans une violente émotion, que remarquèrent ses enfants, et en tira lentement un collier, une croix, des bagues et divers autres bijoux.
Sa physionomie avait pris une expression solennelle.
– Gaston, mon fils bien-aimé, dit-il, votre vie, à cette heure, peut dépendre d’une récompense donnée à propos à qui vous aidera.
– Je suis jeune, mon père, j’ai du courage.
– Écoutez-moi. Ces bijoux que je tiens là sont ceux de la marquise votre mère, une sainte et noble femme, Gaston, qui du Ciel veille sur nous. Ces bijoux ne m’ont jamais quitté. En mes jours de misère, pendant l’émigration, à Londres, quand je donnais pour vivre des leçons de clavecin, je les conservais pieusement. Jamais l’idée de les vendre ne m’est venue, les engager même m’eût paru un sacrilège. Mais aujourd’hui… prenez ces parures, mon fils, vous les vendrez, elles valent une vingtaine de mille livres…
– Non, mon père, non!…
– Prenez, mon fils. Votre mère, si elle était encore de ce monde, vous dirait comme moi. J’ordonne. Il ne faut pas que le salut, que l’honneur de l’aîné de la maison de Clameran soit en danger faute d’un peu d’or.
Ému, les larmes aux yeux, Gaston s’était laissé glisser aux genoux du vieux marquis; il lui prit la main, qu’il porta à ses lèvres.
– Merci, mon père, murmura-t-il, merci!… Il est arrivé qu’en ma présomptueuse témérité de jeune homme, je me suis permis de vous juger, je ne vous connaissais pas, pardonnez-moi!… J’accepte, oui j’accepte ces bijoux portés par ma mère; mais je les prends comme un dépôt confié à mon honneur, et dans quelque jour je vous rendrai compte…
L’attendrissement gagnait le marquis de Clameran et Gaston, ils oubliaient. Mais l’âme de Louis n’était pas de celles que touchent de tels spectacles.
– L’heure vole, interrompit-il, le temps presse.
– Il dit vrai! s’écria le marquis, partez, comte, partez, mon fils, Dieu protège l’aîné des Clameran!
Gaston s’était relevé lentement.
– Avant de vous quitter, mon père, commença-t-il, j’ai à remplir un devoir sacré. Je ne vous ai pas tout dit: cette jeune fille, dont j’ai pris la défense ce soir, Valentine, je l’aime…
– Oh! fit M. de Clameran stupéfait, oh! oh…
– Et je viens vous prier, mon père, vous conjurer à genoux, de demander pour moi à madame de La Verberie la main de sa fille. Valentine, je le sais, n’hésitera pas à partager mon exil, elle me rejoindra à l’étranger…
Gaston s’arrêta, effrayé de l’effet que produisaient ses paroles. Le vieux marquis était devenu rouge, ou plutôt violet, comme s’il eût été près d’être frappé d’une attaque d’apoplexie.
– Mais c’est monstrueux, répétait-il, bégayant de colère, c’est de la folie!…
– Je l’aime, mon père; je lui ai juré que je n’aurais pas d’autre femme qu’elle.
– Vous resterez garçon.
– Je l’épouserai! s’écria Gaston qui s’animait peu à peu, je l’épouserai parce que j’ai juré et qu’il y va de notre honneur…
– Chansons!
– Mademoiselle de La Verberie sera ma femme, vous dis-je, parce qu’il est trop tard pour reprendre ma parole, parce que même ne l’aimant plus je l’épouserais encore, parce qu’elle s’est donnée à moi, parce qu’enfin, entendez-vous, ce qu’on disait au café, ce soir, est vrai, Valentine est ma maîtresse.