Mais voyant qu’il attristait son frère:
– Bast! c’est dans le cœur que vit le souvenir, et non au milieu de vieilles pierres. Tel que tu me vois, je n’ai pas osé retourner en Provence. J’ai eu peur de trop souffrir en revoyant, en face de Clameran, le parc de La Verberie… Hélas! j’ai eu là les seuls beaux jours de ma vie.
La physionomie de Louis s’éclairait. Cette certitude que Gaston n’était pas allé en Provence chassait une de ses plus pressantes inquiétudes.
Si bien qu’à deux heures du matin, les deux frères causaient encore…
Et le lendemain, Louis trouvait un prétexte pour courir au télégraphe, et il adressait à Raoul cette dépêche: Sagesse et prudence. Suivre mes instructions. Tout va bien. Bon espoir.
Tout allait bien, et cependant Louis, en dépit de ses questions habituellement calculées, n’avait obtenu aucun des renseignements qu’il était venu chercher.
Gaston si expansif, Gaston qui lui avait conté sa vie entière, en insistant sur les moindres circonstances, n’avait pas dit un mot pouvant l’éclairer.
Était-ce hasard ou calcul, préméditation savante ou simple oubli? Louis se le demandait avec ces inquiétudes des gens pervers toujours disposés à gratifier les autres de leur perversité.
À tout prix, et fallût-il se départir de sa réserve, il résolut d’en avoir le cœur net et de voir clair dans l’esprit de son frère. Le moment était favorable, ils se mettaient à table pour déjeuner.
– Sais-tu, mon cher Gaston, commença-t-il, que jusqu’ici nous avons parlé de tout, sauf pourtant des choses sérieuses?
– Diable! Qu’y a-t-il donc, que tu prends une mine de procureur?
– Il y a mon cher frère, que te croyant mort, j’ai recueilli la succession de notre père.
Un franc éclat de rire de Gaston lui coupa la parole.
– C’est là ce que tu appelles des choses sérieuses?
– Certainement, je te dois compte de ta part de l’héritage; tu as droit à la moitié…
– J’ai droit, interrompit Gaston, de te demander en grâce de clore ce chapitre. Ce que tu as est à toi, il y a prescription.
– Non, je ne puis accepter.
– Quoi? la succession de notre père? Non seulement tu le peux, mais tu le dois. Notre père ne voulait qu’un héritier, soumettons-nous à ses volontés.
Et croyant apercevoir un nuage sur le front de son frère:
– Ah çà! ajouta-t-il gaiement, tu es donc bien riche ou tu me crois donc bien pauvre, pour insister ainsi?
Louis tressaillit imperceptiblement à cette question à bout portant. Que répondre pour ne se point engager?
– Je ne suis ni riche, ni pauvre, fit-il.
– Moi! s’écria Gaston, je serais presque ravi de te trouver plus pauvre que Job, pour partager avec toi tout ce que j’ai.
Le déjeuner était terminé. Gaston jeta sa serviette et se leva en disant:
– Viens!… je veux toujours te faire visiter ma… c’est-à-dire notre propriété.
Tout en suivant son frère, Louis était aussi tourmenté que possible. Il lui semblait que Gaston fuyait avec une singulière obstination le terrain des confidences sur lequel il s’efforçait de l’attirer.
Son abandon n’était-il donc qu’une comédie? Les défiances de Louis se réveillaient, il regrettait presque sa dépêche optimiste de la veille.
Mais rien des pensées fâcheuses qui s’agitaient au-dedans de lui n’apparaissait à la surface. Sa figure était calme et souriante, sa voix joyeuse.
Il lui fallut tout voir en détail, la maison d’abord, puis les servitudes, les écuries, le chenil, puis le jardin, vaste et bien planté, au bout duquel le Gave, sur son lit de cailloux, chantait sa chanson montagnarde.
À l’extrémité d’une jolie prairie se trouvait l’usine en pleine activité. Gaston, qui en était encore aux enchantements d’un nouveau propriétaire, ne fit grâce à son frère ni d’une lime ni d’un marteau.
Il lui disait ses projets futurs, comment il comptait substituer le bois à la houille, faire mieux, et réaliser encore des économies en exploitant des richesses forestières jugées jusqu’alors impossibles à atteindre.
Louis approuvait tout; il applaudissait, mais il ne répondait que par monosyllabes.
– Oui! en effet! très bien!…
C’est qu’une nouvelle douleur, qu’il lui fallait dissimuler comme les autres, le torturait maintenant. Cette prospérité, dont l’évidence sautait aux yeux, le désolait.
Comparant au sien le sort de son frère, tous les aiguillons empoisonnés de la jalousie déchiraient son âme envieuse. Il voyait Gaston, riche, heureux, honoré, recueillant le prix de son courage, tandis que lui… Jamais il n’avait si cruellement ressenti l’horreur d’une situation qui était son œuvre.
À vingt ans de distance, les sentiments honteux et vils qui lui avaient fait haïr son frère revenaient.
Cependant l’inspection était terminée.
– Que dis-tu de mes acquisitions? demanda joyeusement Gaston.
– Je dis, cher frère, que tu possèdes au milieu du plus beau pays du monde la plus ravissante propriété qui puisse tenter un pauvre Parisien.
– Est-ce vraiment ta pensée?
– Sans restrictions.
Gaston eut un geste de joie et une exclamation de triomphe.
– Eh bien! frère, s’écria-t-il, cette propriété est à nous, puisqu’elle est à moi. Elle te plaît? ne la quitte plus. Tiens-tu vraiment à ton Paris brumeux? Établis-toi ici, sous ce beau ciel du Béarn.
Louis se taisait. Ces propositions, il y a un an, l’auraient rempli de joie. Avec quels transports il aurait accueilli les perspectives de cette belle et large existence! Quel repos délicieux après tant de traverses! Il aurait pu sans crainte dépouiller le vieil homme, l’aventurier, et redevenir soi.
Mais il ne pouvait accepter maintenant, et il le reconnaissait avec rage.
Non, il n’était pas libre, non, il ne pouvait pas quitter Paris.
Il avait, là-bas, engagé une de ces affreuses parties qu’on perd quand on les abandonne, et dont la perte peut conduire au bagne.
Seul, il eût pu disparaître, mais il n’était pas seul, il avait un complice.
– Tu ne réponds rien, insistait Gaston, surpris de ce silence; verrais-tu quelque obstacle à mes projets?
– Aucun.
– Eh bien, alors?
– Il y a, cher frère, que sans les émoluments d’une position que j’occupe à Paris, je n’aurais pas de quoi vivre.