Gaston, cet homme dont la vie avait été comme une continuelle tempête, ne se possédait plus. Lui, l’aventurier, le second du redoutable capitaine Warth, le chercheur d’or des mines de Villa-Rica, il pleurait et riait tout ensemble.
– Je t’aurais reconnu, disait-il à son frère; oui, je t’aurais reconnu… Va! l’expression de ton visage n’a pas changé, tu as bien le même regard, ton sourire est toujours ce qu’il était jadis.
Louis souriait, en effet, peut-être comme il avait souri cette nuit fatale où la chute de son cheval avait livré Gaston.
Il souriait, lui aussi, il avait l’air heureux, il paraissait ravi.
Une de ces angoisses à faire blanchir les cheveux d’un homme le pénétrait lorsqu’il avait soulevé le marteau de la porte de Gaston. Ses dents claquaient de peur, lorsqu’il avait dit au domestique, en lui tendant sa carte:
– Portez ceci à votre maître.
Et en attendant le retour de ce domestique, dont l’absence lui avait paru durer des siècles, il se disait: est-ce bien lui? Et si c’est lui, sait-il, se doute-t-il?… Si grande était son anxiété, qu’au moment où il avait aperçu Gaston descendant l’escalier avec la rapidité de l’ouragan, il avait eu la tentation de fuir.
Maintenant qu’il voyait bien que Gaston était resté le même, bon, confiant, crédule; maintenant qu’il était presque certain que pas un soupçon n’avait effleuré l’esprit de son frère, il se rassurait et il souriait.
– Enfin, poursuivait Gaston, je ne serai donc plus seul dans la vie; j’aurai quelqu’un à aimer, quelqu’un qui m’aimera.
Il s’interrompit, puis, brusquement, avec cette incohérence d’idées de toutes les émotions fortes qui rompent l’équilibre du cerveau:
– Es-tu marié? interrogea-t-il.
– Non.
– Tant pis! oui, tant pis! J’aurais voulu te voir le mari de quelque bonne femme bien dévouée, je voudrais te savoir père de braves et beaux enfants. Comme j’aurais ouvert mon cœur à deux battants à tout ce monde-là! Ta famille aurait été la mienne. Ce doit être si bon, la famille, si doux. Vivre seul, sans une femme adorée qui partage les tristesses et les joies, les épreuves et les succès, ce n’est pas vivre. N’avoir à penser qu’à soi, quelle tristesse! Mais qu’est-ce que je dis là? Je t’ai, n’est-ce donc pas assez? Louis!… J’ai donc un frère, un ami avec qui je puis causer tout haut, comme je cause tout bas avec moi-même!
– Oui, Gaston, oui, un bon ami!…
– Parbleu!… puisque tu es mon frère. Ah, tu n’es pas marié! Eh bien! nous ferons ménage tous les deux. Nous allons vivre en garçons, en vieux garçons, heureux comme des dieux; nous nous amuserons, nous ferons nos farces. Tiens! quelle idée! C’est toi qui me rajeunis; il me semble que je n’ai plus que vingt ans, que je suis leste et vigoureux comme en ce temps où je traversais le Rhône à la nage. Il y a longtemps de cela, pourtant, et depuis j’ai lutté, j’ai souffert, j’ai cruellement vieilli, changé…
– Toi! interrompit Louis, tu as moins vieilli que moi.
– Quelle plaisanterie!
– Je te le jure.
– Tu m’aurais reconnu?
– Parfaitement, tu es resté toi.
Louis disait vrai. Il paraissait, lui, usé plutôt que vieilli. Mais Gaston, en dépit de ses cheveux gris, malgré son teint qui avait pris au soleil du Brésil des tons de brique, était bien l’homme robuste dans la force de l’âge, dans la pleine maturité de sa mâle beauté.
– Mais comment m’as-tu retrouvé? demandait Gaston, quelle bonne pensée, quelle fée bienveillante t’a guidé jusqu’au seuil de ma maison?
– C’est la Providence, répondit-il, qu’il faut remercier, de notre réunion. Il y a trois jours, à mon cercle, un jeune homme qui arrive des Eaux-Bonnes me dit qu’il a ouï parler, aux Pyrénées, d’un marquis de Clameran. Tu conçois ma surprise. Je me demande quel faussaire se permet de porter notre nom. Aussitôt, je cours au chemin de fer, je prends un billet, et me voici.
– Tu ne pensais donc pas à moi?
– Eh! pauvre frère, il y avait vingt-trois ans que je te croyais mort.
– Mort!… moi. Ah çà! mademoiselle de La Verberie, Valentine, ne vous a donc pas fait savoir que j’étais sauvé? Elle m’avait juré qu’elle irait trouver notre père.
Louis prit cet air navré d’un homme forcé bien malgré lui de révéler une lamentable vérité.
– Hélas! murmura-t-il, elle ne nous a rien fait dire.
Une bouffée de colère passa comme l’éclair dans les yeux de Gaston. Peut-être l’idée lui vint-elle que Valentine avait été heureuse de se débarrasser de lui.
– Rien! s’écria-t-il, elle n’a rien dit. Elle a eu la barbarie de vous laisser pleurer ma mort, elle a laissé mon vieux père mourir de chagrin. Ah! c’est qu’elle avait une peur terrible des propos du monde: elle m’a sacrifié à sa réputation.
– Mais toi, interrompit Louis, pourquoi n’as-tu pas écrit?
– J’ai écrit dès que je l’ai pu, et c’est par Lafourcade que j’ai appris que notre père n’était plus, et que tu avais abandonné le pays.
– J’ai quitté Clameran, parce que je te croyais mort.
Gaston se leva et fit, au hasard, quelques pas dans le salon. Il voulait secouer la tristesse qui l’envahissait.
– Bast! murmura-t-il, pourquoi s’inquiéter de ce qui est passé? Tous les souvenirs du monde, bons ou mauvais, ne valent pas la plus mince espérance, et Dieu merci! l’avenir est à nous.
Louis se taisait. Il ne connaissait pas encore assez le terrain pour risquer une question.
– Mais je suis là que je bavarde, reprit Gaston; je parle, je parle et tu n’as peut-être pas dîné.
– Je t’avouerai que non.
– Et tu ne disais rien!… Mais moi non plus je n’ai pas dîné encore. Pour le premier jour, j’allais te laisser mourir de faim. Ah! j’ai un certain vin du Cap!…
Il se pendit aux sonnettes; en un moment, la maison fut sur pied, et, une demi-heure plus tard, les deux frères s’asseyaient devant une table somptueusement servie.
La conversation entre les deux frères devait être infinie. Gaston voulait savoir tout ce qui était arrivé après son départ.
– Et Clameran? demanda-t-il quand Louis eut fini.
Louis hésita un moment. Devait-il ou non dire la vérité?
– J’ai vendu Clameran, dit-il enfin.
– Même le château?
– Oui.
– Je comprends cela, murmurait Gaston, quoique moi, à ta place… là ont vécu nos ancêtres, là est mort notre père…